Le mot de la fin

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Après plus de 300 kilomètres parcourus à vélo le long du Jura, l'horlogerie n'est plus la même dans l'esprit des deux journalistes-cyclistes qui ont réalisé le voyage.

WORLDTEMPUS – 1er juillet 2011

Louis Nardin


Genève et sa Rue du Rhône qui aligne les boutiques d'horlogerie comme des perles lumineuses le long d'un fil de bitume. Et, juste à côté, un peu au nord, la chaîne du Jura avec ses prairies qui explosent de fleurs à la belle saison et qui sommeillent sous la neige et dans le froid l'hiver.
Ces deux mondes se côtoient et s'ignorent à la fois, que cela soit par la géographie où les hommes qui y vivent. Et si le premier se veut clinquant et qu'il est bien connu de la majorité, la moyenne montagne où se conçoit et se fabrique l'essentiel des montres de prestige reste le plus souvent drapée des brumes du mystère, au sens propre comme au figuré.Veloptuous Times_330747_0

 

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Le Veloptuous Times, qui a réuni pendant sept jours Anders Modig, rédacteur en chef de Plaza Watch et moi-même, responsable éditorial et du contenu de Worldtempus, avait comme mission d'aller à la rencontre de l'horlogerie à vélo et en mode camping. Décalée et originale, l'idée a rencontré un écho considérable, plus fort qu'attendu. C'est qu'en dehors des tapis rouges, des galas de stars et des boutiques de luxe, l'horlogerie est liée à une terre. Et que finalement, les inventions et les mécanismes les plus inventifs naissent parmi les sapins et les vaches.

Tempo lent

Avancer à la force du mollet oblige à la lenteur – qui plus est quand son vélo ressemble plus à un char d'assaut miniature qu'à une petite reine à cause des sacoches à transporter. Et grâce à ce tempo ralenti, l'histoire de cette industrie fait plus facilement surface à travers les territoires que l'on traverse. Genève et sa rade? Le fourmillement de la ville, son activité financière, son rôle névralgique dans les affaires du négoce ou des activités diplomatiques, tout ceci appelle le luxe et les carats qui l'accompagnent. Historiquement, les artisans de la ville étaient d'abord connus pour leurs habillages exceptionnels. Au passage du pont du Mont Blanc, on sent qu'ici le spectacle doit continuer, et que le temps pour la réflexion et la méditation souvent nécessaires à l'horloger n'existe pas. Le constat change dès qu'on s'éloigne pour rejoindre la campagne proche. Même si l'urbanisation de la ville progresse, il reste de coins de calme plus propices à la construction des mécanismes. L'écrin de verdure dans lequel Jean-Marc Wiederrecht a installé sa manufacture à Meyrin en est un exemple.Veloptuous Times_330747_1
La cité et ses flonflons derrière nous, tout le reste du voyage se fera au rythme des ondulations du Jura. La première ascension nous perche à 1'000 mètres d'altitude, et ici tout change. Les douces rives du Léman avec leurs champs de céréales ondulantes et la succession de propriétés cossues sont remplacées par un terrain rude. Ici le terreau fertile est peu profond, le calcaire blanc de la montagne transparaît fréquemment et la végétation lutte plus qu'ailleurs pour faire descendre ses racines. Les vaches règnent dans les pâturages. La lumière se fait cristalline, l'air pique quand il est frais. Et le temps semble avoir été suspendu.Veloptuous Times_330747_2

Lac d'émeraude

On accède à la vallée de Joux en descendant la route du col du Marchairuz. En fait, on se laisse couler le long des virages jusqu'à une immense plaine percée d'un lac couleur d'émeraude. Et comme très souvent ici, des bandes de brouillard flottent en suspension. Bribes de fantômes toujours en vadrouille après une nuit en plein air.

La Vallée vit pour ainsi dire coupée du monde. La nature et son calme sont omniprésents. Et cette sérénité presque magique pourrait expliquer pourquoi des hommes se sont piqués à créer les mécanismes les plus complexes et petits de l'horlogerie. Aucune complication horlogère ne leur est inconnue, s'ils ne les ont pas eux-mêmes inventées! Veloptuous Times_330747_3
C'est que là-haut, les hivers étaient longs, rudes et froids. De plus, l'Histoire veut que ce soit une communauté, les Huguenots français fuyant la répression antiprotestante, qui ait constitué le noyau social de la région. Apportant dans leurs bagages leur savoir-faire d'horlogers, ils trouvèrent sur place des conditions favorables au développement de leur art. Tous ces éléments font que la vallée de Joux constitue un lieu unique, précieux et comme à l'abri du monde. L'essentiel ne semble pas être de produire beaucoup mais de façonner avec patience et dans les règles de l'art.

Escaliers de bois

La route se poursuit par une étape à La Chaux, près de l'Auberson, quartier général des opérations de recherche et développement de De Bethune. Denis Flageollet et son équipe évoluent dans un bâtiment où les escaliers de bois craquent, où les ordinateurs côtoient sur le même bureau des outils d'antan. Savant perpétuellement en action, il a trouvé son équilibre sur ce plateau venteux. En fait, ce Français d'origine semble revendiquer cet isolement qui l'éloigne du tumulte des villes.Veloptuous Times_330747_4

Ce sera une constante lors de ce Veloptuous Times: tous les chercheurs en horlogerie que nous rencontrerons – Denis Flageollet, Kari Voutilainen et Giulio Papi – ont choisi de s'établir, ou de rester, dans les méandres du Jura. Certes, ils y trouvent une main-d'œuvre qualifiée et des sous-traitants rompus aux exercices microtechniques. Mais ils y vivent surtout épanouis. Tous apprécient la proximité d'avec la nature, de patrouiller dans les environs à pied, à vélo ou à ski de fond. La tranquillité ambiante les nourrit également. Car, en parlant de nourriture, ces horlogers avouent tous un penchant pour la bonne chère ainsi que pour un mode de vie simple et épicurien.Veloptuous Times_330747_5
Les usines

Les Montagnes neuchâteloises donnent un reflet différent de l'horlogerie. Ici commence le monde des grands ateliers, des usines, de la production en masse. Du Locle à Granges, les chaînes de production vrombissent. Bien sûr, l'horlogerie compliquée existe aussi ici. Mais la dynamique est différente et la touche artisanale laisse plus souvent la place aux machines-outils. On est au pays des patrons d'entreprises dont les villas, à La Chaux-de-Fonde en particulier, illustrent bien leur prospérité d'antan. Dans les villages, encore des ateliers. Ils sont plus petits, souvent familiaux et spécialisés dans un type d'opération. Georges Cattin au Noirmont fabrique par exemple en solo des boîtes de montres uniquement avec des machines-outils dépourvues d'électronique.Veloptuous Times_330747_6

Le Veloptuous Time aura aussi été un challenge journalistique. Déplacer la petite cargaison de matériel en deux-roues sur sept jours tout en couvrant l'actualité du voyage et en réalisant reportages et interviews chez nos hôtes de passage, tout ceci a tenu d'un exercice de R&D d'un genre intense et passionnant. Ceci dit, l'effort, au sens propre, d'aller à la rencontre de l'horlogerie de cette façon lui donne une autre valeur. Nous, reporters sportifs d'un genre hors des sentiers battus, pouvions ressentir que la réalisation d'une belle montre coûte beaucoup de temps, d'énergie, de volonté. Quelque part, nous nous sommes sentis plus proches de ces aventuriers qui réfléchissent et se démènent tous les jours pour innover, faire fonctionner leurs découvertes, et façonner des produits beaux et fiables qui iront aux quatre coins du monde, parfois au poignet des gens les plus puissants de la planète.Veloptuous Times_330747_7