La marine d'un seul homme

13 minutes read
La passion a joué un rôle essentiel dans le demi-siècle d'histoire de la Fifty Fathoms de Blancpain.


Lettres du Brassus N°09Jeffrey S. Kingston

La montre est née de l'enthousiasme de Jean-Jacques Fiechter, ancien directeur de Blancpain, et de Robert Maloubier, qui a créé le corps des nageurs de combat de la marine française. À une époque où la montre avait quitté le devant de la scène, la quête passionnée du journaliste Stephan Ciejka a de nouveau attiré l'attention sur cette icône. Blancpain a rendu hommage à ces efforts avec son exposition Fifty Fathoms.Blancpain_331341_0

Stephan Ciejka n'avait nulle intention de se convertir en un historien spécialisé dans les questions militaires. Et il n'aspirait pas non plus à devenir le meilleur expert international en montres de plongée Fifty Fathoms de Blancpain. Toutefois, par la conjonction entre un heureux hasard et une quantité colossale de labeur obstiné, il s'est imposé dans les deux domaines. Progressivement, il s'est retrouvé au centre névralgique d'un réseau de collectionneurs enthousiastes de Fifty Fathoms dont les passions réunies ont permis d'organiser une exceptionnelle exposition rétrospective qui a parcouru le monde dans le cadre des célébrations du 275e anniversaire de Blancpain.

Comme c'est souvent le cas pour des entreprises dont nul ne soupçonne l'importance qu'elles acquerront ultérieurement, les premiers pas de Stephan ne laissaient guère présager de leur envergure future. En septembre 1986, un hebdomadaire français lui avait demandé d'écrire un article sur la vie de Robert (Bob) Maloubier, le cofondateur du corps des nageurs de combat de la marine française. Pendant cet entretien, le premier spécialiste français des missions subaquatiques a jeté un coup d'oeil sur le poignet de Stephan qui était ceint d'une Rolex Submariner 5513 avant d'observer laconiquement : « J'ai pris part à la réalisation d'une montre de plongée incomparablement supérieure à celle que vous portez ». Et Bob Maloubier de relater au journaliste stupéfait comment il avait collaboré avec Blancpain en 1953 lors de la création de la Fifty Fathoms, première montre de plongée moderne au monde. Pour le corps des plongeurs de la marine française qui venait de voir le jour, Bob Maloubier était en effet à la recherche d'un garde-temps robuste, appelé à devenir un composant essentiel de leur équipement. En étroite coopération avec Blancpain, il a mis au point les spécifications de la nouvelle Fifty Fathoms, qui ont servi dès lors de critères pour toutes les montres de plongée : une grande lunette unidirectionnelle, un cadran dominé par le contraste entre le noir et le blanc pour assurer une lisibilité optimale, des chiffres et des index luminescents, une protection antimagnétique et, naturellement, une étanchéité à toute épreuve.

Sa curiosité éveillée par sa rencontre avec Bob Maloubier, Stephan Ciejka s'est lancé sur les traces des premières montres militaires de Blancpain. Au début, ses efforts n'ont pas obtenu leur juste récompense. Selon toute apparence, aucun collectionneur ne s'intéressait alors à ces garde-temps conçus pour les forces navales et, de ce fait, nul ne semblait en connaître l'histoire. Sa trouvaille initiale, une ancienne Fifty Fathoms qui arborait la marque « LIP Blancpain », rendait le mystère plus opaque encore. Pourquoi ce nom de « LIP » ? Il y a de nombreuses décennies, LIP était un fabricant d'horlogerie établi à Besançon et un détaillant parisien reconnu, mais pourquoi la montre affichait-elle les deux logos ?

 

Blancpain_331341_1

 

Cependant, la première avancée importante de Stephan Ciejka s'est produite quand il a découvert un magasin à Marseille, la maison Sub-Horlogerie, spécialisée dans la réparation des montres de plongée. Longtemps auparavant, son propriétaire avait entretenu des relations commerciales avec Blancpain et vendu des Fifty Fathoms aux plongeurs. Et, loin de considérer ces vieilles montres comme de précieux témoins de l'histoire horlogère – souvenez-vous qu'il n'existait alors aucune communauté active de collectionneurs – Sub-Horlogerie avait simplement stocké toutes les anciennes Fifty Fathoms dans une boîte. Le commerçant a proposé à Stephan Ciejka de les acquérir en vrac. Si la pensée « pourquoi cela ne m'est-il pas arrivé à moi ? » vous traverse l'esprit, chassez-la sur-le-champ. Et, comme vous l'auriez fait à sa place, Stephan acheta le lot pour une bouchée de pain !

Réalisant alors que les anciennes montres militaires étaient les laissés-pour-compte des gardetemps historiques, Stephan Ciejka s'est mis à prospecter le Marché aux Puces de Saint-Ouen, situé Porte de Clignancourt, au nord de Paris. Au milieu de l'habituel bric-à-brac, il a peu à peu complété sa collection en dénichant occasionnellement de véritables joyaux horlogers qu'il acquérait, le plus souvent, pour quelques francs à peine.

Avec une obstination digne de son métier de journaliste, Stephan Ciejka a commencé à explorer des sources d'informations inédites sur les gardetemps militaires. L'une des étapes décisives de ses recherches l'avait conduit dans le quartier parisien du Marais où il avait fait la connaissance de l'horloger Fernand Pechoin, dont les enseignements lui ont grandement facilité la poursuite de sa quête. L'homme de l'art, qui était lui-même pilote et avait longtemps réparé les montres de l'Armée de l'Air française, lui a conseillé de concentrer ses investigations sur les différentes unités car chaque corps – l'Armée de terre, la Marine et l'Armée de l'air – possédait ses propres fournisseurs. Comme l'horloger s'intéressait uniquement aux anciennes montres d'aviateurs, il a offert à Stephan en cadeau supplémentaire à cet intéressant entretien un carton à chaussures rempli à ras bord de montres de plongée.

Désireux d'explorer sans tarder la voie prometteuse qui s'ouvrait à lui, Stephan s'est efforcé d'obtenir l'autorisation de consulter les archives de la Marine française. Une telle demande devait suivre un long processus bureaucratique mais, comme il détenait une carte de journaliste, il n'a guère attendu pour recevoir les accréditations requises. Lors de ses recherches, il a non seulement découvert la genèse de la Fifty Fathoms, mais l'origine même des nageurs de combat de l'armée française. Il avait en effet retrouvé un rapport rédigé par Claude Riffault, un collègue de Bob Maloubier, qui expliquait les opérations et les tactiques des nageurs de combat italiens, avec lesquels les Français avaient coopéré vers la fin de la guerre. Claude Riffault ne décrivait pas seulement leurs missions et leurs techniques, mais s'étendait également sur leur équipement, dont la montre de plongée était une pièce maîtresse.

 

Blancpain_331341_2

 

Comme tout bon journaliste, Stephan Ciejka a suivi la piste indiquée par ce rapport et a souhaité rencontrer son auteur. Lors de cet entretien avec Claude Riffault, un nouvel élément du puzzle a pris sa place, le rôle essentiel tenu par Jean-Jacques Fiechter, président-directeur général de Blancpain de 1950 à 1982, lui-même plongeur, qui avait mis au point la Fifty Fathoms. Et Jean-Jacques Fiechter a volontiers comblé les lacunes qui subsistaient encore pour retracer l'histoire complète de ce gardetemps de légende. Il lui a expliqué comment la Fifty Fathoms était commercialisée par l'entremise d'une multitude de canaux différents. Divers exemplaires étaient directement livrés aux unités armées, à la Marine française en premier lieu, mais ultérieurement également aux forces de nombreuses nations à travers le monde. D'autres modèles, conçus pour un usage civil (et fort heureusement dépourvus du revêtement luminescent radioactif exigé par les spécifications militaires) étaient vendus par les magasins d'équipement de plongée sous plusieurs noms, à l'instar de celui d'Aqualung. Les versions commercialisées aux États-Unis portaient la marque de « Tornek Rayville » dans lequel « Tornek » était le nom de l'importateur qui avait conclu un contrat de livraison avec l'US Navy et « Rayville », l'anagramme de Villeret, localité où la maison Blancpain avait été fondée, et la désignation sous laquelle la marque distribuait certains de ses produits dans les années 1930.

Stephan Ciejka a enfin découvert la réponse à l'énigme qui le taraudait depuis longtemps, celle de la montre LIP Blancpain. En 1953, la maison LIP de Besançon était un important constructeur horloger.


Les nageurs de combat français se sont donc naturellement tournés vers le producteur bisontin pour trouver une montre professionnelle adaptée à leurs besoins. LIP leur a proposé un garde-temps de petit diamètre dont la boîte s'est malheureusement remplie d'eau lors du premier test réalisé par Bob Maloubier et Claude Riffault. Lorsque les deux compères ont rapporté au fabricant les tristes résultats de leurs expériences et se sont enquis d'une variante de meilleure qualité, les instances dirigeantes de LIP leur ont répondu que, face à l'engouement suscité par le secteur de l'aviation, « la montre de plongée n'avait plus aucun avenir ». Robert Maloubier et Claude Riffault ne se sont pas contentés de cette fin de non-recevoir et ont poursuivi leurs recherches qui les ont conduits chez Blancpain. Quelques années plus tard, réalisant que les montres de plongée avaient malgré tout un avenir, LIP a intégré la Fifty Fathoms à l'assortiment de ses magasins et commandé une édition spéciale qui arborait son nom sur le cadran.

 

Blancpain_331341_3

 

Avec un savoir aussi étendu, Stephan Ciejka a joué un rôle non négligeable dans le développement de deux Fifty Fathoms modernes de Blancpain. Au début des années 1990, alors que sa quête lui avait permis de réunir davantage de connaissances que tout autre collectionneur privé, il a pris contact avec Jean-Claude Biver, qui était alors aux commandes de Blancpain. À cette époque, ce dernier ne témoignait que d'un intérêt mesuré pour les montres de sport. Son attention était bien davantage concentrée sur la mise au point de complications inédites pour les collections classiques de Blancpain. Cependant, comme Stephan Ciejka a fait preuve d'une semblable obstination pour persuader la marque d'éditer une nouvelle version de la Fifty Fathoms qu'il avait mise à poursuivre ses recherches, Jean-Claude Biver s'est finalement laissé convaincre et, à la fin de la décennie, Blancpain a lancé la collection Trilogie, dont l'un des trois modèles était la première Fifty Fathoms contemporaine.

 

Blancpain_331341_4

 

En 2003, aucun travail de persuasion n'a été nécessaire pour la préparation de l'édition du 50e anniversaire de la Fifty Fathoms. Marc A. Hayek, président de Blancpain et plongeur passionné, avait déjà planifié la réédition de ce garde-temps hors du commun doté, pour la première fois, du luxe et de la robustesse d'une lunette en saphir. Et s'il n'était pas la cheville ouvrière à l'origine de cette montre anniversaire, devenue elle-même une pièce de collection rare et ardemment convoitée, Stephan Ciejka a pris une part décisive au lancement de cette création car il n'a pas uniquement raconté à Marc Hayek l'épopée complète de la Fifty Fathoms, mais lui a aussi présenté Bob Maloubier. Les deux hommes se sont rendus ensemble en Thaïlande où ils ont plongé de concert pour célébrer la présentation officielle de la nouvelle Fifty Fathoms.

Au moment d'organiser une exposition spéciale Fifty Fathoms dans le cadre des célébrations du 275e anniversaire de la marque, il relevait d'une simple évidence pour Blancpain de se tourner vers un spécialiste dont les recherches pour découvrir le riche patrimoine de la Fifty Fathoms s'étendent sur une trentaine d'années. Comme la manufacture ne disposait pas des divers modèles présentés au cours d'un demi-siècle de succès, il était évident dès le début qu'elle aurait à s'adresser aux collectionneurs privés afin de réunir les pièces de l'exposition. Stephan Ciejka souhaitait également agrandir le cercle, déjà vaste, d'amateurs avisés qui partageaient sa passion pour le rôle essentiel que les garde-temps militaires, à l'instar de la Fifty Fathoms, avaient joué dans l'histoire de l'horlogerie, mais nul ne pouvait présager de leur réponse. Comment réagiraient-ils à la demande de prêter leurs irremplaçables anciennes Fifty Fathoms ? Accepteraient-ils de se défaire de certaines pièces maîtresses de leur collection pour une présentation qui s'étendrait sur plusieurs mois ? En vertu de quelle considération le feraient-ils ? Et combien seraient-ils à donner leur accord ? Dans les bureaux de Blancpain, les plus optimistes parmi les responsables de l'opération espéraient qu'ils parviendraient à rassembler une trentaine de montres pour l'exposition.

Pourtant, même les plus valeureux n'auraient jamais envisagé l'écho suscité par cet appel. Plus de cent collectionneurs ont répondu par l'affirmative et ont accepté de mettre à disposition une ou plusieurs de leurs montres. Trois fois plus que la prévision la plus optimiste formulée lors de la phase initiale du projet ! Loin de rechigner à se séparer de leurs garde-temps pendant plusieurs mois, car après sa présentation inaugurale sur la place Vendôme à Paris, l'exposition était destinée à se rendre en Chine, sur les deux côtes des États-Unis avant de rejoindre le stand de Blancpain lors du salon de Bâle, la communauté des collectionneurs était heureuse et fière de contribuer à cet événement. Bien des choses avaient changé depuis que Stephan Ciejka avait débuté ses recherches il y a plus de trente ans. Le monde s'était réveillé. Ces montres naguère oubliées dans les rebuts militaires et stockées dans des boîtes à chaussures étaient devenues des pièces de collection âprement convoitées. Avec un complet désintéressement, les collectionneurs ne doutaient pas qu'il leur appartenait d'offrir à des milliers de personnes l'opportunité de contempler cette part importante du patrimoine horloger.

 

Blancpain_331341_5

 

À l'évidence, l'exposition Fifty Fathoms s'adressait aussi aux amateurs et aux passionnés. Plus d'une centaine d'entre eux se sont retrouvés à la place Vendôme pour une réception organisée en leur honneur. Oui, le champagne a coulé à flots, mais la soirée était bien davantage que sourires convenus et propos badins. Ces aficionados étaient venus pour admirer les montres, désigner fièrement leurs propres possessions dans les écrins de verre, échanger des commentaires sur les différents modèles et relater par quel miracle ils étaient parvenus à acquérir ces pièces rares. Cependant, aucune de ces aventures n'était plus palpitante que celle de Robert Maloubier. La vaste confrérie des adeptes de la Fifty Fathoms découvrait la véritable histoire de leur montre fétiche, telle que Stephan Ciejka l'avait mise à jour après des décennies de patientes investigations. Bob Maloubier a raconté comment il avait détruit un bateau pour la première fois lors d'une plongée de combat, de la même manière qu'un pêcheur relate sa plus grande prise, à la seule différence qu'il s'agissait là d'un vaisseau de guerre plutôt que d'un gros poisson. Il s'est remémoré pour le plaisir de tous l'essai décourageant avec les minuscules montres LIP , la recherche d'un fabricant horloger qui souhaitait travailler avec lui et la collaboration nouée avec Jean-Jacques Fiechter de Blancpain.

Le lien le plus évident entre les collectionneurs réunis dans la salle était sans conteste l'esprit d'aventure. Et c'est Stephan Ciejka qui en a parlé le mieux. L'intérêt pour les Fifty Fathoms ne se résume pas à collectionner des pièces d'horlogerie car chaque garde-temps est une fenêtre sur l'histoire à travers laquelle lire le déroulement des événements et découvrir les personnes qui en étaient les acteurs. Et, ainsi, dans son demi-siècle d'évolution, la Fifty Fathoms n'a pas uniquement représenté la première montre moderne de plongée et le modèle universel de toutes celles qui lui ont succédé depuis lors, elle incarne aussi la tradition des premières plongées militaires et le travail de pionnier réalisé dans ce domaine à la demande de la Marine française.

 

Blancpain_331341_6

Marque