Cela m’a toujours surprise qu’il soit si rare dans l’industrie horlogère de voir des CEO venir d’autres horizons, mais ces derniers ont eu énormément de succès. Quel est, à votre avis, l’atout unique que vous retirez de vos années chez Firmenich ?
J’étais surprise, comme vous. Si vous regardez toutes les autres industries, elles sont florissantes parce qu’elles se nourrissent de points de vue externes. Et c’est important, particulièrement dans une industrie innovante, d’être capable de faire les liens nécessaires et de penser différemment pour faire avancer l’innovation.
Alors je m’appuierai sur mes 27 ans d’expérience, 3 chez Firmenich et 24 chez Procter & Gamble, qui ont été la meilleure école de management et m’ont permis de superviser différents business dans différents pays et régions. Plus vous êtes exposé à une diversité de défis et de catégories, plus vous développez votre sens des affaires qui vous permet de vous adapter à la réalité extérieure. Le plus gros danger pour les carrières isolées est de se renfermer et devenir aveugle au monde extérieur.
Lorsque vous acceptez une nouvelle fonction comme celle-ci, par où commencez-vous ?
Vous commencez par observer, pas par parler. C’est la raison pour laquelle mon arrivée a été un long processus, parce que je n’étais pas assise dans un bureau à passer en revue des présentations PowerPoint et des explications. J’ai réalisé que le meilleur moyen était simplement d’observer comment les gens se comportaient au sein de l’organisation, ce qu’ils faisaient et où ils rencontraient des difficultés. Et l’observation est la façon la plus sûre de déceler les priorités et de définir les problèmes des gens. Cela a été un cadeau de faire cela et de comprendre les racines de l’entreprise, parce que l’endroit où nous nous trouvons définit ce que nous faisons et pourquoi nous faisons les choses d’une certaine manière.
Qu’est-ce qui vous a le plus surprise ?
J’ai été surprise par le niveau de savoir-faire. Même avec autant d’innovation, il y a un réel besoin de faire les choses manuellement pour obtenir la qualité, la précision et la beauté de ce que nous produisons. Je croyais que c’était un choix de faire les choses à la main, mais en réalité, c’est une nécessité à la fois pour la qualité et pour certaines réalisations esthétiques. Nous avons effectué certains choix de design qui ne pourraient jamais être automatisés.
Cette constante et saine insatisfaction à l’égard de l’excellence est quelque chose dont vous entendez toujours parler, et cela est un peu typique de la Suisse, des calvinistes. En parlant aux artisans et aux experts, vous voyez cette dévotion au produit et vous sentez cette transmission de l’amour, ce qui peut sembler très onirique mais qui est très présent.
Quels sont les premiers objectifs que vous avez fixés ?
J’ai deux objectifs : le télescope et le microscope. Le télescope est braqué sur la pérennité et l’indépendance de l’entreprise, c’est une mission, un phare, et c’est très clair pour moi. C’est le mandat le plus important. Et cela l’emportera sur n’importe quel obstacle, toute décision à court terme que je prendrai. Avec le microscope, je suis vraiment concentrée sur l’innovation horlogère, pour continuer à repousser les limites et ne jamais rester immobile.
Il y a un deuxième élément également important à mes yeux : la pertinence auprès de différents publics, y compris les femmes et les jeunes générations. Dans 10-15 ans, 50% de nos clients seront de la génération Z, et ils se font déjà entendre. Ils ne sont peut-être pas clients aujourd’hui, mais ils parlent de plus en plus d’horlogerie, donc il est essentiel de les écouter et de rester pertinents pour eux. L’orientation client est cruciale pour moi.
En tant que nouvelle CEO, comment vous mettez-vous en relation avec les quelques 2’700 employés d’Audemars Piguet dans le monde ?
J’ai appris que, au fur et à mesure que vous gravissez les échelons, vous devenez seule. Particulièrement dans une nouvelle industrie où vous ne connaissez pas beaucoup de gens, cela peut être très dangereux parce que vous êtes seule avec vos propres idées et vous pensez que ce sont les bonnes. Ma façon de rester en contact est de me positionner au centre d’une organisation en parlant toujours aux gens qui accomplissent le travail. Par exemple, parler au responsable d’une boutique qui est au plus près du client, ou à l’horloger qui est au plus près du produit.
Évidemment, je ne peux pas parler avec tout le monde, mais en tant que dirigeante il est très important de communiquer et de partager ce que je fais avec mes collaborateurs. De cette façon, ils me comprendront mieux et je serai plus proche d’eux. J’ai commencé par faire des tournées de café informelles avec tous les départements, où l’idée est vraiment de partager où j’en suis et d’entamer un dialogue avec eux. Il faut créer un environnement sûr pour que les gens viennent vers vous et vous parlent, donc ma porte est toujours ouverte et je vais essayer d’être aussi proche de chacun que possible.
