Explosion de la demande pour les indépendants

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On les savait importants, créatifs, mais marginaux. Ils sont pourtant sous pression. Les horlogers indépendants, qui constituent la moitié des marques invitées à la Dubai Watch Week, n'arrivent plus à satisfaire l'appétit de leurs clients

Dans le sillage d'une reprise économique globale, les montres confirment un retour de croissance très attendu. Les chiffres publiés par le Groupe Richemont le 12 novembre concordent. Pour les 6 premiers mois de son année fiscale, le chiffre d'affaires de sa division horlogère (ce qui exclut les montres de Cartier, qui se confondent avec sa joaillerie) a grimpé de 74% par rapport à l'année précédente. La base de référence étant trop favorable, la comparaison avec 2019 est plus parlante : + 7 %. Le tout est accompagné d'un retour de la profitabilité et de marges opérationnelles en ligne avec l'avant-pandémie, à 22,4 %.

Mais ces chiffres-là ne parlent pas d'une autre catégorie d'acteurs, invisibles de la communauté financière, bien plus petits, ceux qu'on appelle indépendants. Ceux-là connaissent une explosion de la demande qu'ils n'arrivent tout simplement plus à suivre. “Si depuis presque 8 ans, notre petite production annuelle (env. 215 montres par an ) se vendait sans trop de difficultés, les 18 derniers mois ont vu un changement de paradigme total, explique Max Büsser, CEO de MB&F.

Aujourd’hui toutes nos séries limitées sont épuisées avant les lancements, et les séries non limitées ont des délais de livraison entre deux et trois ans. » Même son de cloche chez DeBethune :« Nos délais de livraison sont passés, en quelques mois seulement, de 4 mois à près de 2 ans. Chez nous, l’augmentation vient principalement d’une hausse de la demande de produits exclusifs», selon son CEO, Pierre Jacques. Autre confirmation par Kari Voutilainen, de la marque éponyme : « Nous sommes débordés. Les délais sont d'environ 2 ans et demie, voire 3 ans. »

Explosion de la demande pour les indépendants

Un premier signal d’alarme est apparu le 13 septembre 2021, quand Grönefeld a publié un communiqué annonçant qu'ils arrêtaient tout bonnement de prendre des commandes, ne sachant pas quand, ni si, ils pourraient les honorer. Et les confirmations arrivent de partout. « Dans certains cas, notre LM101 en acier par exemple, nous ne prenons plus de commandes ou d’acomptes car les délais sont devenus juste trop longs pour assurer quoique ce soit”, poursuit Max Büsser.

Explosion de la demande pour les indépendants

On savait que le marché se concentrait sur les géants, les Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet, qui entrainent dans leur sillage le marché de l'occasion et pour partie, celui des enchères avec des pièces neuves. Mais pour les indépendants, le phénomène est nouveau et inattendu. Il consacre une catégorie d'acteurs qui se signale par la qualité de sa démarche créative et horlogère. Oubliée la méfiance face aux problèmes de qualité, une leçon que ces marques ont bien apprise, elles qui s'appliquent à ne pas augmenter leur production inconsidérément. “Pour Ferdinand Berthoud, nous sommes à 12 mois de livraison, dus à une combinaison de plusieurs facteurs, dont notre souhait de ne pas augmenter la quantité de production au profit de la qualité que l’on défend depuis les débuts“, confirme Jonathan Richard, Marketing Manager de la Chronométrie Ferdinand Berthoud.

Explosion de la demande pour les indépendants

 

Est-ce la faute à une pénurie de pièces ? “Les délais d’approvisionnement de l’or, boîtiers et glaces ont doublé depuis janvier 2021», constate Bertrand Savary, CEO d’Arnold & Son et Angelus. Mais cet allongement des délais de livraison n'est pas seulement le produit d'une désorganisation ou de retards de production accumulés lors des confinements, la Suisse n'en ayant connu qu'un seul, entrainant un arrêt de production généralisé de deux mois au printemps 2019. “Une demande bien supérieure en 2021 à ce qui était anticipé a épuisé notre stock de composants plus rapidement que nous ne pouvons le réapprovisionner, confirme Benoît Mintiens, fondateur de Ressence. Les délais de fourniture s’allongent significativement, ce qui n’aide pas en terme de réactivité. »

Explosion de la demande pour les indépendants

En conséquence, les acheteurs se retournent vers les stocks disponibles auprès des boutiques des marques et de leurs détaillants. « Notre production 2021 est de presque 270 pièces mais le sell-out (pièces vendues par nos détaillants aux clients finaux) sera à la fin de l’année à près de 400 pièces, conclut Max Büsser. Il n’y aura presque plus aucune pièce disponible chez nos détaillants. »

Explosion de la demande pour les indépendants

Oubliée la marginalisation de petites marques qui, pour originales qu'elles étaient, ne récoltaient que des succès d'estime, ou un simple dédain des acheteurs et collectionneurs. Leur patte, leur constance, leur signature est récompensée. Leur réactivité face à la digitalisation du marché aussi. « La transition vers un modèle en partie direct, l’activation sur les réseaux sociaux, la commercialisation via des drops et des produits plus désirables, limités et recherchés ont fait exploser la demande, confirme Manuel Emch, administrateur délégué de Louis Erard.

Les horlogers s'en réjouissent, mais les acheteurs, eux, devront prendre leur mal en patience, à moins qu'ils ne la perdent. Ces phénomènes de raréfaction posent en effet la question du ruissellement. Interdite de GMT-Master et privée de Legacy Machines et autres DB25, la demande va-t-elle se rabattre sur d'autres marques en attente de succès ? Ou alors continuera-t-elle à se tourner vers les marchés d'occasion, alimentant encore plus la spéculation qui y règne ? Le fait que la Dubai Watch Week accueille le spécialiste Watchbox parmi ses exposants, alors que Chronext inaugure son lounge à Paris, est certainement la preuve de la santé de ces acteurs.