SAV, ça va pas

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(Not quite) at your service - Editorial
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Source de mécontentement sourde, le service après-vente horloger est à la fois victime de l'incurie des marques et de la force de leur communication. Entre les deux, le client est prisonnier. Révolte !

Histoire vécue. Un chronographe de marque réputée commence à donner des signes de faiblesse. Poussoirs récalcitrants, remontage pénible, réserve de marche en baisse. Le moment est venu de le faire réviser. Le devis commence par une page entière de prestations inutiles, non demandées, pour 900 €. Ça commence bien. La seconde page concerne la révision à proprement parler. 450 €. Au bout du délai annoncé, la montre revient, belle, brillante, en état quasi-neuf, un vrai plaisir. Un mois plus tard, la lunette tombe. Oui, tombe. Du jamais vu. Et pourtant, les journalistes horlogers entendent les pires histoires à propos du SAV. Les forums en sont saturés. Des complaintes à propos du coût, des délais, de réparations qui ne règlent pas le problème, d'un personnel à la limite de l'aimable, parfois accusateur. Horlophiles, sortez les fourches et les piques ! Unissez-vous et pourfendez le SAV !

Pas si vite. Une bonne partie de ces récriminations provient d'un manque d'information, de culture, d'un piège même. Après avoir passé plus d'un siècle à convaincre le public que la montre mécanique suisse est un modèle de fiabilité, de qualité, de précision, les amateurs ont fini par y croire. Or, une montre est faillible, fragile, comme une voiture. Est-ce qu'il vous viendrait à l'idée de ne pas faire de révision sur votre automobile ? De vous passer d'huile, de vidange, de faire les niveaux avant un long trajet estival ? La montre suisse est victime de son succès. 

Elle fait de petits efforts pour se mettre à la hauteur des attentes qu'elle a générées. Il y a dix ans, les montres étaient garanties deux ans. Puis, petit à petit, certaines marques sont montées à trois, puis quatre, puis cinq maintenant pour une demi-douzaine d'entre elles, dont Rolex, Richard Mille, Omega et Ulysse Nardin. La surenchère continue avec Jaeger-LeCoultre qui vient de sauter directement à huit ans. Mais par ailleurs, la norme reste deux ans. Encore et toujours. Le minimum légal imposé par l'Union européenne pour tous types de produits durables.

Puis, plus tard dans sa vie, il faut faire réviser sa montre. Les marques parlent d'intervalle de service de 5 ans environ, 8 à 10 pour les plus avancées sur le sujet de la fiabilité. D’accord. On veut bien. Le problème est le coût. Il est affiché sur bien des sites web de bien des marques, dans un effort louable de transparence. Il oscille entre 10 et 30% du prix d'achat. Ramené à disons une Mercedes classe E, diesel, finitions moyennes, cela correspond à une note de garagiste de... 5 000 à 15 000 CHF. 

Si vous deviez payer 10 000 CHF pour la révision de votre automobile, attendre 3 mois pour la récupérer, sans véhicule de remplacement, sans la certitude que le problème ne soit réglé du premier coup, avec une grosse pression pour vous changer les sièges arrière, vous seriez rouge, vert, violet, et à raison. Et le constructeur serait attaqué immédiatement sur les réseaux sociaux, où il serait obligé de faire amende honorable pour ne pas se faire écarteler sur la place publique.

Autre problème, l'industrie du luxe n'est pas intellectuellement et culturellement capable d'accepter ses propres limites. Visiter le SAV d'une boutique de marque horlogère équivaut à courir le risque de se faire regarder de travers. Le sous-entendu, voire le discours explicite, est bien souvent « mais qu'avez vous donc fait ? ». Face à cette accusation d'incurie pas toujours voilée, vous vous sentez indigné. Car vraisemblablement, vous n’êtes pas le sauvage maladroit et brutal qui a massacré l'objet d'amour du réceptionniste, bien terré au sous-sol de sa belle boutique en marbre et moquette beige. Sans compter que bien des problèmes qui arrivent aux montres ne sont pas du fait du porteur. Une vis de rotor qui se desserre ? Un poussoir qui tombe ? Une lunette qui se décroche ? Il faut être bûcheron pratiquant la compétition pour en arriver là. Mais bon, c'est comme ça. La date de garantie est passée et vous n'y pouvez rien, sinon espérer un geste commercial, ce dernier recours avant que le client ne fasse une crise cardiaque après avoir dépassé le seuil des 120 db en s’époumonant de rage.

Car le fond du problème est aussi commercial. Le SAV reste un poste de coût pour les marques. Les meilleures arrivent à l'équilibre, peut-être, à peine. Il faut dire qu'elles l'ont bien cherché. Il n'existe presque plus aucune marque qui n'ait entièrement rapatrié en interne son SAV. Autrefois, elles livraient des pièces aux réparateurs, à la demande. Puis, elles ont décidé de fermer les vannes pour contrôler les prix et s’accaparer cette part du business. Avec, comme prétexte, une qualité supérieure qu'elles sont seules à même de garantir, un service à la hauteur du prestige de la marque et autres vanités dont on vérifie souvent dans les faits l'invalidité. Certes, le niveau de prestations était inégal. Mais la réponse juste aurait consisté à créer des certifications, des formations pour sécuriser la qualité de la réparation. Pas de créer un goulet d'étranglement monumental et planétaire.

Autre conséquence, comme les marques possèdent désormais leur SAV, ce sont des employés de la marque qui le gèrent. Or, ils sont abreuvés, infusés, perfusés, drogués au message de la maison. On leur explique que la marque est parfaite, supérieure, magique. Comment peut-elle faillir ? Comment peut-elle être responsable de ce qui arrive à long terme à ses produits ? Une telle dissonance cognitive est inconcevable pour des agents commerciaux peu expérimentés, livrés à la mauvaise foi des clients outragés. Alors ils reçoivent mal leur public. Qui se détourne de la marque, qui y perd sa réputation. 

Oui, les marques horlogères ont tendu le bâton pour se faire battre. En augmentant leur production par un facteur dix en vingt ans. En se privant d'une source alternative de réparateurs, capables de maintenir un environnement concurrentiel sain, en termes de délais et de prix. En n'investissant pas assez sur le rhabillage pour se concentrer sur la production. Et surtout en ne mettant pas leur produit à la hauteur des attentes qu'elles ont mis des années à créer. 

Quelle est la solution ? Certains répondent qu'il ne faut acheter que les marques les plus réputées. Mais à deux ou trois exceptions, force est de constater que toutes les marques, même les plus établies, même les plus anciennes, souffrent de problèmes de SAV. Alors non, le SAV, ça ne va pas. Et ça ne va pas non plus s'arranger.