Qui veut la peau du groupe Peace Mark ?

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Le groupe Peace Mark vient d‘essuyer un violent tsunami boursier qui remet en cause la stratégie offensive de ses dirigeants. Hasard du calendrier ? Certainement pas...

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Pas d‘été, ni de vacances horlogères sans grande « affaire » dans l‘industrie de la montre ! Pour 2008, ce sera sans doute la mystérieuse tempête boursière qui a frappé de plein fouet le groupe Peace Mark (Hong Kong), un des dix premiers groupes horlogers mondiaux, et même un des cinq si on prend en compte les positions stratégiques acquises en Asie et en Europe, voire en Suisse même.

En janvier 2008, l‘action Peace Mark valait près de 13 dollars au Stock Exchange de Hong Kong. A la mi-août 2008, elle ne valait plus que 1,50 dollar, avec une cotation en chute libre de 70 % sur une seule séance. A tel point que cette cotation a dû être suspendue après l‘annonce d‘une offre de rachat présentée par la branche asiatique du fonds d‘investissement CVC Capital Partners, basé à Londres.

Que s‘est-il donc passé cet été chez Peace Mark, qui puisse justifier un tel effondrement, qu‘on ne peut expliquer par la seule dégradation des bourses en général, et des places asiatiques en particulier ? Le groupe aurait-il perdu ses parts de marché dans la distribution des montres de luxe ? Le marché asiatique lui-même se serait-il écroulé ? Un de ses dirigeants serait-il parti avec la caisse (ci-dessus : l‘élégant Patrick Chau, chairman de Peace Mark, qui aura vu ses parties de golf estivales gâchées par les manoeuvres boursières contre son groupe) ?

Publié en juillet, le rapport annuel de Peace Mark ne contenait pourtant pas de nouvelles alarmantes : chiffre d‘affaire en hausse de 37,4 % (578 millions de francs suisses, 357 millions d‘euros), avec 56 % de croissance des profits.

Le réseau de distribution des boutiques de luxe consacrées à l‘horlogerie est passé de 65 à 115 points de vente en Chine continentale, sans parler des multiples joint ventures de distribution signées avec des partenaires locaux dans différentes grandes villes, des 37 boutiques monomarques développées avec les plus grands noms de l‘horlogerie suisse (11 boutiques pour la seule couronne Rolex, Omega, franchise Boucheron pour toute la Grande Chine, Cartier, Vacheron Constantin, Blancpain, etc.) et des quatre boutiques Tourneau.

Peace Mark possède également dans toute la Chine plus de 1 020 boutiques pour distribuer une centaine de marques moins haut de gamme (de Swatch aux griffes de mode européennes, en passant par Citizen et les marques chinoises).

Adossé à une infrastructure industrielle qui le rend autonome (6 millions de mouvements mécaniques par an, mouvements et composants électroniques, boîtiers, etc.), le groupe a également développé ses propres marques (Milus, Sea-Gull) et acquis 98 % du réseau Sincere, dont les 146 boutiques distribuent en exclusivité quelques stars de l‘horlogerie suisse (Franck Muller, Chopard, François-Paul Journe, A. Lange & Söhne, Zenith, jeunes marques indépendantes) dans toute l‘Asie du Sud-Est. Le chiffre d‘affaires de Sincere (350 millions de francs suisses, 216 millions d‘euros) n‘est d‘ailleurs pas consolidé dans les chiffres 2008 du groupe Peace Mark !

Bref, tout serait parfaitement idyllique s‘il n‘y avait pas une dette qui a pu sembler préoccupante à certains analystes (560 millions de francs suisses, 340 millions d‘euros), mais qui n‘a pas empêché Goldman Sachs de maintenir ses conseils d‘achat et sa confiance dans les capacités du groupe à refinancer au mieux cette dette.

D‘où les questions sur cet emballement baissier, qui a réduit à rien les cinq dernières années d‘efforts de la direction du groupe et qui l‘a placé à portée de mâchoires des requins internationaux de l‘investissement ...

On ne peut objectivement parler d‘une crise de confiance des investisseurs. Tous les indicateurs sont au beau fixe dans un contexte d‘euphorie économique régionale pour ce qui concerne les marchés du luxe.
Jamais le marché chinois (Grande Chine) n‘a absorbé autant de montres de luxe ou de mode.
Avec 5 000 personnes employées, le groupe est présent sur tous les maillons de la chaîne de création de valeur : les usines pour la fabrication, le tissu industriel pour les sous-traitants (Hong Kong), les points de vente pour la distribution, les boutiques monomarques et les multi-spécialistes du luxe horloger, les marques propres pour approfondir la connaissance du métier et de l‘horlogerie mécanique, les ateliers spécialisés en Suisse (Soprod) et ailleurs (Russie, Allemagne)...

C‘est peut-être ici - du côté de ces investissements hors de Chine - qu‘on va commencer à trouver quelques indices. D‘abord implanté en France, où il a raflé quelques marques locales (Yema, griffes de mode comme Fiorucci ou Vuarnet, marques en gestation comme Japy), le groupe Peace Mark a récemment racheté des petites manufactures suisses de complications comme Soprod ou SFT, fournisseurs alternatifs d‘ETA (Swatch Group) pour les mouvements mécaniques haut de gamme. Avec ses capacités industrielles pour l‘horlogerie mécanique en Chine, Peace Mark s‘est ainsi donné les moyens de son indépendance logistique (spiraux compris), en poussant l‘art de la complication jusqu‘aux doubles tourbillons à répétition minutes (Sea-Gull), ce qui remet directement en cause une exclusivité suisso-suisse jusqu‘ici jamais démentie.

Le groupe a également fait quelques emplettes sur le marché allemand (marques et ateliers), mais surtout sur le marché russe, avec la reprise en main plus ou moins officielle de multiples marques et manufactures mécaniques. De quoi contester un peu plus la suprématie suisse dans l‘horlogerie haut de gamme en constituant un mini-pôle mécanique, embryonnaire certes, mais potentiellement menaçant, pour l‘hégémonie manufacturière helvétique.

Si on ajoute à ce tableau la main-mise sur Sincere (premier distributeur mondial de Franck Muller, mais aussi de nombreuses marques suisses en Asie du Sud) et le fait que Peace Mark en soit arrivé, d‘accord en accord, à représenter 30 % de la distribution du Swatch Group en Chine, on comprend que le groupe ait pu déranger, qu‘il ait pu pousser à certains renversements d‘alliance et qu‘il ait contraint ses adversaires et concurrents à de remarquables manoeuvres de désinformation.

A Hong Kong même, personne n‘avait vraiment intérêt à faire trébucher Peace Mark, sous peine de ruiner la réputation de la place comme nouvel Eldorado horloger. Aucun concurrent asiatique n‘était en mesure de s‘offrir Peace Mark, mais on se souviendra qu‘un challenger de moindre envergure comme Egana avait lui aussi, voici quelques mois, essuyé le même type de bourrasque...

Les amis de mes ennemis sont mes ennemis : les alliances de fait passées par Peace Mark avec certains groupes comme Franck Muller ou Festina (convergences stratégiques sino-industrielles obligent) désignent clairement ceux à qui cette désinformation estivale a pu profiter.

Selon la bonne vieille technique du billard à trois bandes, le coup a été génialement joué localement, à Hong Kong et dans les places asiatiques voisines.

Le résultat est là : les banquiers ayant pris peur face à la dégringolade boursière, la trésorerie du groupe Peace Mark est asséchée. Toujours aussi sensibles au réflexe de Panurge, les traders ont joué à la baisse. La capacité d‘initiative des dirigeants du groupe est réduite à zéro et ses dirigeants sont nerveusement épuisés.
Pas forcément inspirateurs de l‘opération, mais au moins profiteurs, les fonds prédateurs sont prêts à rafler pour une poignée de centimes le principal groupe horloger asiatique, qui leur aurait coûté dix fois plus cher il y a quelques mois.
Les Suisses se frottent les mains et se redonnent un peu de marge de manoeuvre et d‘autonomie stratégique face à leurs nouveaux concurrents internationaux.

Hong Kong, ton univers impitoyable... Grégory PONS 

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SOURCE : Business Montres & Joaillerie, 20 août 2008 (cliquez sur la montre de Tommy Leung, CEO du groupe Peace Mark, ci-dessus)...