L'horlogerie suisse sait s'adapter

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La branche a une approche moderne des affaires, ouverte et décomplexée, aux antipodes de l’image traditionnelle qu’elle cultive.

SWISS SEASONS - No 4, 21 décembre 2012

Marco Cattaneo



Il y a un monde, bien sûr, entre l'image de l'horloger courbé sur son établi, assemblant avec amour les rouages de sa montre, et la réalité d'un secteur économique qui se classe au troisième rang des exportations suisses, après l'industrie chimique et celle des machines. A peu près le même écart que celui qui sépare une grand-mère, coupant avec entrain les légumes dans sa cuisine, des fabricants de soupe industrielle qui la mettent en scène dans leurs spots télévisés. Avec ses 56'000 emplois, ses usines qui ont poussé comme des champignons tout au long de l'arc jurassien et sa vingtaine de milliards de francs d'exportations annuelles, l'horlogerie pèse de tout son poids dans l'économie nationale.

Difficile pourtant d'avancer des chiffres précis : les maisons familiales encore bien présentes dans le secteur ne communiquent pas, les groupes très peu, et avec des données consolidées presque impossibles à décrypter. Les chiffres des exportations annoncés par l'administration fédérale des douanes sont partiellement biaisés par le commerce intragroupe, ces montres qui passent de la maison-mère aux filiales étrangères sans avoir été réellement vendues, et qui servent à lisser les résultats trimestriels de groupes cotés en bourse pour rassurer des actionnaires émotifs. Les ventes en Suisse, enfin, ne sont pas comptabilisées dans les statistiques, même si on les sait importantes : grâce au tourisme asiatique, Lucerne a décroché cet été la place de troisième supermarché mondial de l'horlogerie, après la place Vendôme à Paris, et le centre Plaza 66 à Shanghai. Pas d'image précise donc, mais une certitude : le secteur tout entier applique des recettes qui lui garantissent un succès sans précédent.

L'horlogerie est ouverte à toutes les influences, aux méthodes de production modernes, aux collaborations internationales, à l'optimisation constante des flux et des techniques ; elle a pris la planète entière pour terrain de jeu. Les montres suisses ne sont ni artisanales, ni traditionnelles, ni même vraiment suisses ! Les unités de production, souvent baptisées « manufactures », sont en réalité des usines ultra-modernes, et derrière leurs murs, ce sont des machines-outils qui usinent les pièces par milliers, des CNC dont les bras pilotés par ordinateur travaillent sur quatre, cinq ou six axes, usinant les rouages sous des jets continus d'huile industrielle. Les mêmes CNC, produites par les mêmes fabricants, que celles qu'on voit, alignées par dizaines, dans les usines chinoises ou plus d'un horloger s'approvisionne aussi. Mais ici, on optimise aussi les processus.

Dans certaines maisons, les montres sont dessinées en fonction du nombre d'outils qui seront nécessaires à leur fabrication, afin de laisser les CNC tourner toute la nuit sans surveillance. Partout, les modèles de base des grandes marques sont produits à la chaîne : les montres en cours d'assemblage sont posées sur des plateaux qui passent d'un poste de travail à l'autre, chaque personne répétant mille fois le même geste, poussant mille fois la même goupille dans la même platine, vissant mille fois la même vis. Au bout de la chaîne, une horloge géante – à quartz, celle-là -, mesure le temps de passage, le temps qu'il faut à une montre pour ressortir achevée de son circuit. On fixe bien sûr de nouveaux objectifs, on travaille à réduire ces temps de passage, les divisant parfois par deux, suivant une logique somme toute assez proche de celle des Temps Modernes de Charlie Chaplin. La dimension artisanale n'est réellement présente que dans les ateliers des grandes complications, là où des maîtres-horlogers assemblent les tourbillons ou règlent les timbres des répétitions minute. Mais ils ne sont qu'une poignée sur les centaines d'employés en blouse blanche qui se pressent dans les couloirs.

Clé de voûte de l'industrie, le label Swiss Made n'implique pas que la montre soit totalement fabriquée en Suisse ; il suffit pour le décrocher que 50% de ses composants soient suisses, et que quelques opérations des processus d'assemblage et de contrôle se déroulent sur le territoire national. Ces normes souples ont permis à l'industrie horlogère d'organiser une véritable division internationale du travail qui participe clairement de son succès économique. Les tâches à faible valeur ajoutée - comme la production de composants de base - sont fréquemment réalisées dans les usines du continent asiatique. D'autres plus spécialisées sont assurées par des artisans français, installés juste de l'autre côté de la frontière et baignant dans la même culture horlogère que leurs mandataires suisses, mais dont les coûts salariaux sont clairement inférieurs.

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La localisation même des usines ne doit rien au hasard. Elles se sont construites en terres horlogères, bien sûr, mais aussi près des frontières pour mieux gérer les flux de frontaliers qu'elles emploient. Sur leurs parkings géants, la majorité des plaques sont françaises, les salaires offerts ne suffisant pas toujours à motiver la main d'œuvre suisse. Les collaborations internationales peuvent aller plus loin, par exemple jusqu'au rachat d'un brevet japonais qui a fait gagner deux ans aux équipes travaillant sur le développement d'un nouveau mouvement. Seules les opérations à très forte valeur ajoutée restent en Suisse, la conception, la stratégie, la finition, garantes d'une qualité qui est le meilleur atout de la branche.

Les processus de fabrication ne sont pas seuls à tirer le meilleur parti d'une économie ouverte, c'est souvent à l'étranger que l'industrie horlogère recrute ses cadres et trouve ses capitaux. A l'exception de Rolex, contrôlé par une Fondation, les principaux groupes horlogers se financent sur les marchés boursiers internationaux où ils sont cotés. Ils complètent ainsi des capitaux initiaux souvent étrangers : sud-africains pour Richemont, français pour LVMH. Les patrons de marque sont souvent suisses, mais aussi français (Cartier, TAG Heuer, Richard Mille…), italiens (Girard-Perregaux via la holding Sowind, Panerai…), britanniques (Omega), hollandais (Frédérique Constant), allemands (Montblanc, Lange & Söhne). Certains sont passés par l'industrie du luxe, d'autres par celle de la grande consommation, au sein de groupes multinationaux dont ils appliquent avec succès les méthodes ultra-rationnelles.

Le secteur dans son ensemble est dominé par les grands groupes. Swatch (dix-neuf marques dont Omega, Longines, Tissot, Breguet, etc.), Rolex, Richemont (onze marques dont Cartier, IWC, Jaeger-LeCoultre, Baume & Mercier, etc.) et LVMH (cinq marques horlogères dont Hublot, TAG Heuer, et Zenith, et des marques de mode actives en horlogerie comme Louis Vuitton ou Dior) cumulent à eux quatre près de la moitié des ventes mondiales. Leur portefeuille est orienté luxe, mais on voit tout de même que les montres relativement accessibles s'y taillent la part du lion : en valeur, Omega, Longines, TAG Heuer, Tissot ou Swatch figurent toutes dans le « Top Ten » des ventes mondiales. A leurs côtés, quelques grandes maisons familiales (Patek Philippe, Audemars Piguet, Chopard) aux produits positionnés très haut-de-gamme travaillent selon les mêmes méthodes industrielles, obligation de transparence comptable en moins. Mais on voit aussi émerger une concurrence nouvelle, celle des acteurs du luxe qui arrivent en horlogerie, fort de leurs marques mondialement connues et de réseaux de distribution bien structurés. Les plus grands noms de la mode produisent désormais des montres à complications et les griffent : Hermès, Dior, Ralph Lauren, Louis Vuitton. Traduction physique de ces guerres de pouvoir, ils obtiennent des stands sans cesse mieux placés dans les grandes messes horlogères du SIHH et de Baselworld.

Le reste du secteur se partage entre quelques centaines de marques ou de petits groupes, souvent actifs sur des marchés de niche, développant leurs produits en réseau grâce à un tissu de sous-traitants extraordinairement dense, jetant des passerelles avec des univers connexes, microtechnique, aéronautique, science de matériaux, commercialisant leurs montres sur tous les marchés de la planète, quelques pièces à la fois, de Shanghai à Mexico, de Moscou à Dubaï. Un extraordinaire tour de force que réalisent de petites équipes plurilingues, multiculturelles, parfaitement formées tant techniquement que commercialement, et qui témoignent mieux que quiconque des atouts de la Suisse contemporaine.

 

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