La Vallée de Joux, entre luxe, soleil et brouillard

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Les grands noms de l'horlogerie ont leurs racines dans ce coin de Jura vaudois qu'ils n'ont jamais quitté.

SWISS SEASONS - No 3, 21 septembre 2012

Marco Cattaneo


Passé le col du Marchairuz, on redescend entre les murets de pierre jusqu'à la Vallée de Joux et son lac, à mille mètres d'altitude. Il y a là des vaches et quelques fermes, un hangar agricole aussi, d'où surgit un tracteur qui s'engage sur la route toute droite qui coupe les pâturages. Dans les villages que l'on traverse, les façades ouest des maisons, recouvertes de bois ou de zinc, sont toutes protégées contre les intempéries. Nous ne sommes qu'à cinquante kilomètres de Genève, mais l'hiver ici peut être long et triste, lorsque le brouillard s'abat sur les sapins jusqu'à les gommer complètement. C'est à cause de cela, dit-on, que les paysans de la région sont devenus horlogers. Pour meubler cette saison terne dans ce lieu abandonné, mesurant le temps pour mieux le tuer.

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Depuis, les manufactures horlogères ont grandi : Blancpain, Breguet, Jaeger LeCoultre ou Audemars Piguet dirigent depuis ici leurs empires planétaires. Leurs bâtiments ont poussé au fil du temps, répondant à quelques cambriolages spectaculaires par des systèmes de sécurité dignes d'une banque américaine : sas à ouverture retardée, badges de visiteurs et caméras. Mais si les entreprises se sont développées, leurs employés n'ont que peu colonisé la Vallée : les frontaliers retrouvent chaque soir la France toute proche, les autres habitent plus volontiers sur la côte lémanique.

La Vallée de Joux est donc restée intacte. Son lac s'arrête contre les façades du Pont, curieux village dont le quai ressemble à un front de mer montagnard, avec ses pédalos qui ne naviguent que rarement, sa pompe à essence d'un autre âge, sa promenade, sa brocante, ses terrasses. En été, on y croise des groupes de retraités arrivés en car qui mangent leurs filets de perche à côté de quelques motards chevelus, heureux de ce col du Mollendruz dont ils viennent d'avaler les virages. En hiver, les sportifs surgissent, profitant de ses 250 kilomètres de pistes de ski de fond ou du lac gelé, gigantesque patinoire naturelle.

Difficile d'imaginer un contraste plus violent que celui de cette vallée paisible et des grandes marques qu'elle héberge. On pense à leurs boutiques de New York ou Shanghai, à ces artères du luxe qu'elles ont colonisées de Dubaï à Singapour, et l'on se retrouve perdu dans le brouillard jurassien à la recherche de leur siège mondial. On connait leur goût immodéré pour ces ambassadeurs, stars de la mode et du sport qu'elles transforment en hommes-sandwiches, et l'on se retrouve face à leurs maîtres horlogers, précis et taciturnes, modestes, discrets, artisans véritables penchés sur leur établi.

Ils sont têtus, ces horlogers, soucieux de la qualité de leurs montres, prêts à en défendre les méthodes de fabrication contre l'appétit de quelques technocrates avides de rationalisation, dépêchés là par de lointains actionnaires. On les reconnaît facilement à la table du bistrot, dans des costumes trop élégants, des chaussures au cuir trop fin que la neige a déjà marqué, perdus parmi les tables des habitués qui commentent en connaisseurs le mercato horloger – tel patron s'est fait remercier et tel autre arrive d'Asie pour reprendre les rênes de la maison – comme d'autres parlent des transferts du football.

Il y a dans cette vallée paradoxale tous les secrets de la réussite de l'horlogerie suisse : une tradition que perpétuent des artisans fiers de leur art, des marques qui ont su construire une notoriété mondiale, des pros du marketing formés sur les marchés internationaux, une frontière toute proche et la pression qu'elle exerce sur les coûts du travail, des écoles qui forment les jeunes générations à la micromécanique et aux métiers de l'horlogerie dont même les noms sont inconnus du grand public : émailleur, sertisseur, guillocheur. Et puis il y a ce lac et ce paysage magique, qui se drape d'Ecosse quand le brouillard s'y effiloche, ou de Haute-Provence en plein été.

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