Même si elle a presque figuré parmi les 10 montres les mieux vendues lors de la vente aux enchères horlogères Phillips en novembre 2018 à Genève, la référence 1533 d’Audemars Piguet, un chronographe bracelet de 1941, a sans aucun doute attiré l’attention de nombreuses personnes de par sa beauté, sa rareté et son prix. Après avoir « provoqué des enchères longues et féroces entre collectionneurs passionnés », comme l’ont rapporté les gens de Phillips, le prix d’adjudication a finalement été fixé à CHF 384'500 ou USD 382'539. C’est plus du triple de sa valeur maximale estimée de CHF 120'000 !
Vous vous demandez ce que la référence 1533 d’Audemars Piguet a de si spécial ? Et bien il s’agit de l’une des 9 pièces réalisées entre 1941 et 1943 dont seulement trois sont en acier et or. Les six autres sont en or 18 carats. C’est donc une des trois pièces ultra rares arborant la combinaison boîtier en acier et lunette en or et elle se trouve maintenant à la Pygmalion Gallery, une entreprise basée à Singapour exclusivement spécialisée dans l’achat, la restauration et la vente de montres Audemars Piguet anciennes.
« Je ne m’attendais pas à payer un tel prix pour cette référence 1533 », explique Oliviero Bottinelli, propriétaire de Pygmalion, société créée il y a maintenant un an. « L’usine Audemars Piguet en avait déjà une et n’en avait probablement pas besoin d’une autre, donc j’imagine qu’il y avait d’autres collectionneurs qui s’y intéressaient avec passion. J’aime son style et elle a été fabriquée en 1941, l’année de naissance de mon père. C’est pourquoi il me la fallait pour Pygmalion », révèle M. Bottinelli, qui est également membre du conseil d’administration d’Audemars Piguet et ancien directeur général d’Audemars Piguet Asie.
Pygmalion est-elle reconnue et approuvée par Audemars Piguet ? « Il y a environ deux ans, j’ai expliqué au conseil d’administration que la marque n’avait pas l’influence qu’elle mérite dans le domaine des montres anciennes », soutient M. Bottinelli. « Je croyais fermement que les prix des pièces Audemars Piguet anciennes devraient être plus élevés qu’ils ne l’étaient. Je voulais acheter des pièces anciennes, celles qui ont été réalisées il y a plus d’un quart de siècle, les réparer et les présenter au public, surtout à celui qui ne connaît pas l’histoire de la marque. L’idée n’est pas tant de générer des profits que de créer un intérêt et un enthousiasme pour la marque en montrant de telles pièces à Singapour et en Asie. Estimant que c’était une bonne idée, le conseil d’administration l’a approuvée ».
« Nous ne poussons pas les ventes », présume l’aimable M. Bottinelli. « Je ne récupérerai probablement jamais les investissements que j’ai faits dans cette galerie. C’est vraiment ma passion et c’est une joie de partager et de montrer aux gens qu’Audemars Piguet a véritablement produit de magnifiques pièces dans le passé également. Je crois que ces montres anciennes sont actuellement dans une bonne gamme de prix et qu’elles auront tendance à prendre de la valeur avec le temps ».
Incidemment, la référence 1533 sert d’inspiration au chronographe flyback [Re]master01 qui célèbre l’ouverture du Musée Atelier Audemars Piguet, un pavillon de verre en forme de spirale. « En réalité j’ai acheté cette pièce avant qu’Audemars Piguet décide de la [Re]master01 », explique M. Bottinelli. « Je ne savais même pas qu’elle était en préparation. Je n’ai jamais imaginé que de toutes les pièces, ce serait la 1533 ».
En fait la référence 1533 qui a inspiré la [Re]master01 provient du Musée Atelier Audemars Piguet et elle est différente de celle que Pygmalion possède. La [Re]master01 a un cadran en or simplement parce qu’elle s’inspire de la pièce ancienne du musée qui a un cadran champagne. La référence 1533 de Pygmalion a un cadran en or vert. Oui, en or vert, un alliage inhabituel qui ne s’utilise plus depuis longtemps.
« Avec la [Re]master01 nous démontrons que nous pouvons produire beaucoup de belles choses », dit M. Bottinelli. « La [Re]master01 prouve qu’Audemars Piguet ne se limite pas à la Royal Oak. Audemars Piguet existe depuis bien plus longtemps que la Royal Oak ».
De fait, Audemars Piguet a été fondé en 1875 tandis que la Royal Oak n’est apparue que presqu’un siècle plus tard en 1972. Il est indéniable qu’une grande partie de la popularité de la marque dans son histoire récente est due à la contribution de la Royal Oak et de la Royal Oak Offshore et de leurs lunettes octogonales caractéristiques.
Ces deux collections sportives et stylées sont synonymes de la marque et mettent en valeur son sens de l’innovation et ses prouesses. Le cœur et l’âme d’Audemars Piguet, à mon avis, proviennent de son héritage horloger, surtout dans la création de complications. Cela ne se limite pas aux mouvements. Prenez les boîtiers de la Royal Oak et de la Royal Oak Offshore qui sont manufacturés à l’interne. Ces boîtiers sont extrêmement complexes à produire, pourtant Audemars Piguet a relevé le défi et maîtrisé les processus de création. En plus, tous les cadrans des Royal Oak et des Royal Oak Offshore sont fabriqués à l’interne.
Les deux fondateurs, Jules Louis Audemars et Edouard Auguste Piguet, étaient tous deux des horlogers qui, les premières années, avaient fourni des mouvements complexes à des entreprises à Genève qui les assemblaient dans des boîtiers de montres qui étaient ensuite vendus. A partir de 1882, sept ans après le début de leur partenariat, les deux hommes ont officiellement scellé leur association avec leur entreprise : Audemars, Piguet & Co. Il est intéressant de noter que leur capital de départ comprenait 18 mouvements complexes en plus de 10'000 francs. Les fondateurs croyaient en leurs mouvements à complications et ceux-ci sont devenus les instruments de leur fortune. Entre 1882 et 1892, des 1577 montres produites, 80% présentaient au moins une complication, plus précisément une fonction de répétition ou une fonction chronographe. C’est la preuve de la légitimité horlogère de la marque et de son héritage dans la création de complications horlogères. Curieusement, la référence 1533 exposée au Musée Atelier avait précédemment été vendue par Phillips en novembre 2015 et avait été adjugée à CHF 305'000, prouvant ainsi que la demande pour de telles raretés soutient l’augmentation des prix si on compare avec la 1533 acquise par Pygmalion en 2018.
Dans ses « Métamorphoses », le poète romain Ovide décrit Pygmalion comme un sculpteur très talentueux qui tombe amoureux de sa propre création, une sculpture en ivoire d’une femme prénommée Galatée. C’est la déesse romaine Vénus (mieux connue sous le nom d’Aphrodite dans la mythologie grecque) qui transforme sa sculpture en être humain, exauçant ainsi le vœu de Pygmalion. Cela explique le nom très symbolique choisi par Oliviero Bottinelli pour son affaire de passion car c’est grâce à son amour authentique des montres anciennes Audemars Piguet fabriquées par des horlogers talentueux qu’il insuffle une nouvelle vie à des montres vintage.
« Peut-être que nous avons tendance à devenir plus sentimentaux avec l’âge », s’exclame M. Bottinelli avec un grand sourire. « A cette époque de consommation rapide, il est agréable de regarder des objets du passés réalisés méticuleusement avec calme et passion. J’espère que cette passion pourra se transmettre à mes filles ».
De façon intéressante la transmission d’une telle passion est aussi la raison d’être non seulement du sphérique Musée Atelier, mais de la référence 1533, y compris sa réinterprétation avec la [Re]master01 et de Pygmalion. Même pour Audemars Piguet, le cercle de la vie n’est pas octogonal.
L’auteur dédie cet article à Ornella, Gioia et Stella.
