La galaxie horlogère perd une étoile

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Gabriel Tortella, fondateur de la «Tribune des Arts», est décédé en Espagne, à l'âge de 71 ans.

Tribune de Genève - 19 avril 2011

Marco Cattaneo


Il trônait dans son bureau, souverain débonnaire, recevant en audience toutes les étoiles de la galaxie horlogère. Pas un patron ou presque qui ne soit passé par là pour présenter une collection à venir, dévoiler une nouvelle stratégie ou échanger simplement quelques mots au petit matin, en route pour l'aéroport. En trente ans de carrière passionnée, Gabriel Tortella a fait de la Tribune des Arts (distribuée avec la Tribune de Genève onze fois par an) le rendez-vous incontournable de tout ce qui compte dans l'horlogerie.

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Sa plume si volontiers aimable, flatteuse, toute en rondeur, pouvait aussi piquer parfois, d'une piqûre presque mortelle, ceux qui avaient enfreint l'une ou l'autre des règles avec lesquelles Gabriel ne transigeait pas: l'amour de la belle horlogerie, le respect de la famille, l'amitié. Il n'était pas Italien pour rien.

Lorsqu'il créa la Tribune des Arts en 1979, l'horlogerie mécanique dont il fut l'infatigable défenseur vacillait sous les coups du quartz japonais. Mais cela ne l'impressionnait pas, Gabriel Tortella avait déjà vécu plusieurs vies.

Dans les archives des journaux du sud de la France, on trouve encore sa photo en noir et blanc, lorsqu'il était, au début des années 60, champion de rock acrobatique. On l'a croisé dans les couloirs du CERN dont il tenait le restaurant, et où de futurs Prix Nobel faisaient sagement la queue pour déguster ses pâtes, déjà exceptionnelles. Il fut tour à tour patron de restaurant à Miami et animateur à la télévision cubaine, incarnant son propre personnage dans la truculente série Gabriel a la Habana.

On l'a découvert créateur d'entreprise, aux côtés d'Osvaldo Patrizzi, lançant Antiquorum, et inventant du même coup le marché des enchères pour les montres-bracelets. Il a animé les premières éditions de ce Grand Prix d'horlogerie de Genève qu'il a créé, et s'est plongé à la fin du siècle dernier dans le monde encore mystérieux d'Internet, dont il avait senti tout le potentiel. On lui doit la première version de Worldtempus, devenu depuis le site horloger de référence.

Gabriel Tortella avait de l'horlogerie une connaissance intime, pouvait démonter une montre mécanique, juger de la qualité d'un distributeur en Russie, s'interroger sur la pertinence d'une vis bleuie, prédire le sort d'un nouveau modèle, repérer, dans la cohorte des nouveaux venus, les hommes de talent qui sauraient pousser leurs marques encore un peu plus haut.

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Mais Gabriel était aussi, surtout, profondément humain. Il recevait chez lui, presque quotidiennement, dans une ambiance rabelaisienne, défendait avec le même enthousiasme une grande complication et un parmesan bien choisi, s'emballait pour les fruits et légumes qu'il échangeait à l'aube, par cageots entiers, sur le parking de la Tribune de Genève avec quelques amis partageant sa passion.

Là où d'autres offrent cravates et porte-cartes en cuir, Gabriel régalait ses connaissances à coups de jambon de Parme et d'huile d'olive extra-vierge, privilégiant toujours, dans l'horlogerie comme au marché, l'artisanat et la qualité.

 

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Intuition et générosité


De son vivant, Gabriel Tortella s'était imposé auprès de nombreux horlogers comme un conseiller précieux. Parmi eux, quelques-uns étaient des amis proches. D'Arnaud Carrez, directeur de Cartier suisse, à Philippe-Léopold Metzger, CEO de Piaget, Stanislas de Quercize, président et CEO de Van Cleef Arpels, à l'horloger François-Paul Journe et bien d'autres, tous lui rendent hommage.

«Gabriel Tortella connaissait le milieu horloger de l'extérieur de par sa fonction éditoriale, mais aussi de l'intérieur, dit Jean-Claude Biver, CEO de Hublot. Ses analyses et ses conseils prenaient donc d'autant plus de valeur. Il m'a également toujours soutenu dans mes entreprises et son aide n'était jamais vaine.»

Fin gourmet, cuisinier, Gabriel Tortella savait régaler ses hôtes mais donnait aussi en dehors des plaisirs de la table. «Il était d'une rare générosité, se souvient Jean-Frédéric Dufour, à la tête de Zenith. Il disposait également d'une grande sensibilité et d'une impressionnante intuition, lui qui était capable de dire si un modèle allait marcher ou non. Sa disparition laisse un grand vide.»

Egalement amateur de pièces anciennes, il possédait une véritable science des enchères. «Nous tous, experts et commissaires-priseurs en horlogerie, nous devons à Gabriel Tortella d'avoir été le formidable relais d'opinion de cette passion qui nous anime pour les montres quelles qu'elles soient», dit Geoffroy Ader, directeur européen du Département montres de Sotheby's.

Créatif et entreprenant, il a travaillé pour son magazine jusqu'à son dernier souffle.

Louis Nardin / Worldtempus

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