La Roumanie, nouveau convive du luxe européen

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Une enquête de Bilan (Suisse) sur le marché roumain, qui se met désormais à aimer les montres de luxe : on vend sans doute plus de tourbillons Breguet à Bucarest qu'à Genève...
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ION SCHIAU, Chronotime «Ici, il y a un côté latin. Ajoutez­y cinquante ans de frustrations et une rage de montrer sa réussite, et vous aurez une idée du marché du luxe.»

AFFAIRES : La Roumanie, nouveau convive à la table du luxe européen

Une enquête de Bilan (Suisse) sur le marché roumain, qui se met désormais à aimer les montres de luxe : on vend sans doute plus de tourbillons Breguet à Bucarest qu'à Genève...

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Pourquoi les Roumains n'ont pas besoin de la Suisse

Avec 7% de croissance et 30% d'augmentation des salaires, la Roumanie se développe à un rythme soutenu. Faute de main-d'oeuvre locale, elle engage Chinois et Turcs, rendant ridicule la crainte suisse d'étendre la libre circulation à ce pays. 
 

Il n'aurait pas goûté l'ironie de la fable. En proie à l'hystérie collectiviste, Nicolae Ceausescu avait commencé à construire dans la capitale de gigantesques complexes agroalimentaires subtilement baptisés «les cirques de la faim» et destinés à être, suprême aboutissement de la dictature prolétarienne, des centres de distribution de nourriture. La mort du dictateur lui aura épargné de les voir transformés en temples d'un capitalisme agressif, flamboyants malls à l'américaine griffés de toutes les signatures mondiales du luxe. «C'est assez bluffant, pas vrai? Les vitrines sont trop chargées à mon goût, mais ici on préfère l'étalage à la sobriété helvétique.» Le Biennois Ion Schiau vient prendre la tempé­rature du centre commercial Bucuresti où il tient boutique. En quatre ans, son entreprise Chronotime est devenue le plus gros distri­buteur de montres en Roumanie, avec un chiffre d'affaires de plus de 10 millions de francs, en croissance de 70% par an, et quinze magasins associés.
Une affaire pleine de promesses, dans laquelle cet ancien de Swatch Group, arrivé en Suisse à l'âge de 4 ans, se lance au flair: «Même aujourd'hui, les études de marché qu'on vous propose, c'est du flan. Moi, j'ai pris exemple sur le marché des voitures: Bentley vend davantage à Bucarest qu'à Moscou.» On ne sait pas si Louis Vuitton, qui vient d'ouvrir un magasin dans la capi­tale, aura procédé de la même manière.
Toujours est-il que cette observation a suffi à Ion Schiau pour décider de revenir fouler la ville de ses origines, qu'il découvre étourdis­sante, vorace, ostentatoire: «Ici, il y a un côté latin, expansif. Vous y rajoutez cinquante ans de frustrations et une rage de montrer qu'on a réussi et vous aurez une idée du marché du luxe.» Un segment très porteur puisque les économies en transition ont accouché d'une société à deux vitesses, superriches saupoudrés sur une large majorité pauvre et frustrée. Cet état de fait est heureusement en train de se corriger, puisqu'une classe moyenne apparaît. «Prenez 22 millions d'habitants qui n'avaient rien et qui veulent tout, cela crée une demande colossale.» Ces mots sont ceux d'un patron suisse, Serge Gonvers, fondateur d'Audiconsult, une petite fiduciaire de 10 employés pour 800 000 francs de chiffre d'affaires, spécialisée dans le conseil aux investisseurs étrangers qui ne seraient pas effrayés par la jungle roumaine dont le Romand a fait sa spécialité: «Dans le classement des 300 plus riches réalisé par votre homologue roumain, je pouvais dire, à la fin des années 1990, quel secteur tel ou tel avait pillé. Depuis trois ou quatre ans apparaissent enfin de jeunes entrepreneurs fameux.» L'entrée de la Roumanie dans l'Union européenne en 2007 aurait un peu moralisé les affaires, même si certains tempèrent: «A mon avis, Bruxelles ignore que les réformes, ici, semblent avoir stoppé net à minuit le 31 décembre 2006! Ce n'est pas tant la corrup­tion que l'abus de position qui semble bien implanté dans les moeurs balkaniques, avance pour sa part Paul Nuber, directeur général de Nestlé Roumanie depuis quatre ans. En revanche, l'entrée dans l'UE aura au moins contraint l'administration à interpréter les lois de manière moins créative et volatile qu'auparavant.»
Avec ses 260 millions de chiffre d'affaires en 2007, deux usines de gaufrettes et de portions de café et crèmes glacées et un peu moins de 1000 employés, Nestlé Roumanie est en train de rattraper un retard dû à la puissante concurrence d'un conglomérat industriel appartenant à deux frères richissimes, ainsi qu'aux taxes sur le café, rendant ce produit relativement onéreux. L'économie roumaine tourne à plein ré­gime et même l'immigration ne parvient pas à satisfaire son appétit. Lassés par une transition laborieuse, entre 3 et 4 millions de Roumains avaient quitté le pays dans les années 1990. Les fonds qu'ils ont rapatriés doivent aujourd'hui avoisiner les 6 à 8 mil­liards d'euros, soit environ 5% du PIB, si l'on tient compte des apports qui n'empruntent pas les canaux bancaires classiques. Mais davantage que de cash, c'est de main-d'oeuvre que le pays aurait besoin. Des ouvriers agricoles dans les plantations espa­gnoles aux informaticiens d'Amérique (Mi­crosoft Seattle emploie plus de 400 Rou­mains) en passant par les médecins des hôpitaux suisses et français (lire encadré). Des salaires qui tutoient les nôtres
Selon une enquête de Manpower, sur 32 pays sondés, c'est la Roumanie qui fait face à la plus grave pénurie de talents (73% des em­ployeurs ont de la peine à recruter, contre 36% en Suisse). Tant et si bien que des secteurs entiers font appel à des ouvriers étrangers, très mal payés. Dans la ville de Bacau, un demi-millier d'ouvrières chinoises cousent du Prada ou du Benetton. Les chan­tiers, eux, réservent leur poussière aux Turcs, aux Moldaves et aux Pakistanais. «Ici, le plombier est une espèce de diva qui ne se déplace que s'il vous connaît bien», résume Serge Gonvers. Comme tous les employeurs du tertiaire, l'homme souffre de la surchauffe salariale qui met les jeunes diplômés en transes et les patrons sur le gril. Tout le monde se pique tout le monde, avec des méthodes de gang­ster. Irina Bolomey, directrice à Bucarest de Fidexpert Audit, créée en 1994 par la fidu­ciaire fribourgeoise Gilbert Jacquat, en sait quelque chose, elle qui a vu 8 de ses jeunes employés fraîchement formés quitter l'entre­prise après deux mois de travail seulement pour rejoindre un fonds d'investissement immobilier qui leur offrait le double: «Les banques qui se battent pour des parts de marché et débauchent nos employés nous font du tort, ainsi que les assurances et les fonds de pension privés», estime la directrice, qui emploie 58 personnes pour un chiffre d'affaires de 2 millions d'euros. L'an dernier, la banque portugaise Millenium a par exem­ple ouvert 39 succursales en même temps et se donne jusqu'à l'an prochain pour atteindre le nombre de 100. En ce moment, le réseau d'hypermarchés Auchan recherche 700 employés. A ce rythme, on comprend que les PME tirent la langue. «J'engage des managers à des salai­res aussi élevés qu'en Suisse et pourtant je n'ai pas assez de monde, témoigne Serge Gonvers. Chez moi, un comptable junior gagne entre 1000 et 2000 euros net. Quant à moi, je n'arriverais pas à m'assurer en Suisse le niveau de revenus que j'ai ici. C'est dire avec quel effarement j'observe la débilité absolue du débat suisse à propos de l'exten­sion de la libre circulation à la Roumanie et à la Bulgarie!» Des efforts à faire sur la formation
Une étude de la Fondation culturelle Delta de mars 2008 lui donne raison: sur plus de 1300 étudiants intéressés à partir à l'étranger pour étudier (72%) ou pour travailler (24%), seuls 2% d'entre eux choisiraient la Suisse, contre 25% la Grande-Bretagne ou 13% la France. Au vu de la fièvre salariale – qui n'a pas grande influence sur l'inflation, puisque celle-ci a passé en huit ans de 40,7% à 4,5% – on comprend leur peu d'entrain. Quant aux multinationales, qui jouent de leur pouvoir d'attraction, elles participent à l'euphorie col­lective: un industriel concède offrir 800 à 1000 euros brut pour un job d'entrée, 1500 à 2000 euros plus voiture de fonction pour un brand manager, et 8000 à 10 000 euros pour un membre de la direction, avec 25% de bonus. C'est cher payé. Car les prétentions de salaire sont souvent sans rapport avec les compétences, venant de jeunes dont l'arro­gance s'est aiguisée dans les affres d'une transition sans foi ni loi. «Les étudiants arrivent en se prévalant d'une expérience de travail de six mois et affichent des prétentions inacceptables, regrette Irina Bolomey. D'autant plus que la formation souvent laisse à désirer.» Ce qui n'empêche pas son affaire de tourner à merveille, «puisque Fidexpert doit même refuser des clients», se réjouit l'épouse du dernier Bolomey de Bucarest, quatrième génération d'exilés vaudois ayant fui une Suisse qui ne promettait pas grand­chose et que les descendants retrouveront avec bonheur un siècle et deux révolutions plus tard. Accroché au train européen
La troisième est en marche. Une révolution économique qui en a laissé plus d'un sur le carreau et qui, selon les observateurs pessi­mistes, ne sourirait qu'aux secteurs les moins porteurs de croissance à long terme: immobi­­lier, banques, assurances, grande distribution. Mais d'autres parient que le reste de l'écono­mie suivra, désormais accrochée au train européen. Comme la compagnie aérienne Swiss qui, misant sur les voyages d'affaires, vient d'inaugurer un vol direct pour Bucarest au départ de Genève trois fois par semaine, «qui devrait rapidement passer à un vol quotidien», souffle Robert Deillon, directeur général de l'Aéroport international de Genève.
Pour autant que le pouvoir d'achat des Roumains continue à alimenter leur fringale consumériste. Les «cirques de la faim» auront alors, par une curieuse pirouette sémantique, bien porté leur nom. Laure Lugon Zugravu Economie_320198_2SOURCE : Bilan, Suisse (cliquez sur la couverture ci-dessus)...
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