Spéculation horlogère : la boutique est-elle encore utile ?

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Certaines vitrines horlogères sont vides. Sans stock, sans visibilité sur les livraisons, à quoi servent les boutiques des marques sur-demandées ?

Entrez chez n'importe quel détaillant Rolex, les étalages sont déserts. Pas un modèle de collection courante, pas de pièces en acier, aucune pièce Professionnelle. On trouve tout au plus quelques montres très serties, ou des toutes petites pour dame, souvent en or et acier, qui peuplent difficilement les vitrines sur rue. Chez Richard Mille, on ne voit même plus les quelques pièces rondes qu'on pouvait encore apercevoir il y a deux ans. Il n'y a rien. Nada. La Pologne en 1982.

Longue liste d’attente et pas de stock

Pour ces deux marques, ainsi que pour deux autres, Audemars Piguet et Patek Philippe, les listes d'attente sont tellement longues, les stocks tellement bas, les clients tellement pressants que l'utilité de leurs boutiques diminue au point de devenir, au mieux et de moins en moins, des show-rooms. Des endroits où on peut discuter d'un modèle, absent, ou en essayer un, s'il y en a, pour passer commande. C'est une fonction essentielle du lieu de vente direz-vous. Automobiles, canapés, meubles, de nombreux secteurs fonctionnent de cette manière. Certes, mais la proportion d'acheteurs qui veulent vraiment porter leur achat diminue au profit des professionnels de la revente spéculative. Et ceux-là n'ont besoin d'aucune information. 

A quoi sert le showroom ?

En réalité, en boutique, la vente horlogère est souvent déjà faite. Les processus de décision sont depuis longtemps largement décalés en amont de la visite, sur des espaces de discussion numériques. Le magasin servait à donner la dernière impulsion, et éventuellement à passer commande. Mais si celle-ci renvoie à un futur hypothétique et lointain, pour de nombreux modèles réellement supérieurs à un an, on aurait tendance à tourner les talons et trouver une autre solution, ailleurs. Et dans ce cas, à quoi sert le showroom ?

Au final, le seul endroit où un client peut effectivement essayer une montre et l'acheter devient le magasin de seconde main. Qui dans les faits vend beaucoup de montres neuves, à leur véritable prix de marché, celui qui fait coïncider offre et demande. Et qui est, pour ces quatre marques et quelques autres encore, supérieur au prix officiel, dans des proportions qui vont de +20 à +300%. 

La boutique est-elle encore utile ?

Du coup, la question se pose pour les marques surcotées : à quoi servent leurs boutiques, leurs corners, leurs vendeurs ? A préparer le terrain pour que des acteurs en aval réalisent des marges supérieures à la leur en ne faisant rien d’autre qu'attendre (et magouiller aussi) ? A mâcher le travail de professionnels de la revente qui capturent la valeur créée par ces lieux ? A filtrer les revendeurs patentés qui s'inscrivent sur toutes les listes d'attente et un jour, touchent le jackpot ? A affirmer leur présence dans les zones de chalandise ultra-premium ? A servir des cafés et des sourires déconfits ? A recueillir des doléances et à dire poliment non ? 

Business CPO maison

On voit ici une explication au fait que les marques cherchent à s’approprier leur propre vintage, à racheter et revendre elles-mêmes les pièces qu'elles ont produites il y a trois, dix, vingt ans. Parce que le SAV, lui, ne justifie pas l'existence d'un point de vente. Il se prête parfaitement à une dématérialisation par voie postale : demandez un colis en ligne, on vous l'envoie, mettez la montre dedans, le port est payé et l'atelier vous contacte à réception. 

La réflexion a atteint un tel point que chez Richard Mille, on songe à transformer ces boutiques en espace expérientiel, de rencontre avec la marque, de présentation de son univers, d'immersion dans ses codes, bref, un endroit qui relève plus d'une zone de loisirs que d'un lieu de vente.

Maison AP

Chez Audemars Piguet, on a anticipé le problème en créant les AP House, des espaces de convivialité où les clients potentiels sont invités à pénétrer dans un lieu hybride, mi-réception mi-showroom avec option bar de luxe. Ils consistent en une promesse de conversation, d'échange, c'est à dire plus en une évangélisation qu'une réelle vente puisque les listes d'attente sont là aussi totalement décourageantes. Bon. Et après ce bourbon, on fait quoi ? On attend trois ans ?

Rolex

Chez Rolex, le phénomène est plus complexe puisque la marque n'a pas de boutiques en propre. Officieusement, elle maintient que le roulement des livraisons est assez fort pour que certaines pièces soient présentes en boutique le temps de les faire essayer, comme chez un concessionnaire automobile. Mais dans les faits, cela ne se vérifie pas. Même si la relation avec ses détaillants est très en sa faveur, Rolex ne peut pas obliger les vendeurs à livrer à leurs clients des montres qui ont servi d’échantillon. Surtout pour les pièces en or qui se rayent comme un rien. Surtout que lesdits clients demandent à recevoir leurs montres avec la totalité des autocollants d'origine. 

Patek Philippe

Seul Patek Philippe dispose en boutique d'un stock de pièces de présentation. Et encore, il n'est pas toujours à jour, pas toujours complet, pas dans toutes les boutiques. On peut y entrer et essayer des introuvables, des raretés. Leurs mouvements sont bloqués, pour bien faire comprendre à l’acheteur que non, cette pièce n'est pas faite pour être vendue mais pour passer commande. Au moins peut-il la passer au poignet, en vrai, quelques minutes. Pour les montres à sonnerie, c'est une autre histoire, seul les salons genevois ont en permanence des pièces à montrer. Et pour les délais, on allume des cierges. 

La boutique est-elle encore utile ?

Une question de rentabilité

Cette inutilité croissante des espaces de vente pose des problèmes de rentabilité aux marques qui les ont achetés, les font tourner à grand renfort de loyers et de salaires. De là, trois options se présentent à elles. La première est de diminuer encore plus leur couverture territoriale, après avoir déjà retiré leur marque à de nombreux détaillants multi-marques. De se rabattre vers le tout digital, qui coûte bien moins cher, et suffit de facto. Après avoir intégré ce segment de la chaîne de valeur nommé vente de détail, vont-elles encore augmenter leurs marges en le supprimant tout simplement ?

La seconde est de prendre garder à l'esprit que tout cela est peut-être temporaire. Que la spéculation sur cette nouvelle classe d'actifs d’investissement nommée horlogerie est certainement une bulle. Que bientôt, tout reviendra à des proportions plus saines, et les stocks aussi. Mais combien de temps pourront-elles tenir ce second raisonnement avant de céder au premier ? 

Un double univers horloger

Le paysage qui se trouverait ainsi dessiné est celui d'une horlogerie à deux vitesses. D'un côté, les marques qui ont du stock parce qu'elles ne sont pas l'objet d'une demande qui frise la folie. De l'autre, celles qui ne veulent, ni de toute manière ne peuvent, répondre à cette demande et qui disparaissent du domaine public physique. Elles existeront alors uniquement en tant qu’images, ou que propriété privée...comme des tableaux. Visitera-t-on un jour une boutique Chronext comme un musée? 

La troisième option semble être celle qui se dessine, mais elle ne peut s'appliquer partout, ni par tous. Elle consiste à libérer les prix en boutique. A supprimer le « prix public conseillé », c'est à dire à faire enfin entrer les marques sous-stockées sur le marché réel de la montre, et d'y pratiquer les tarifs qu'elles veulent. Cette modalité leur permet de lutter contre les revendeurs en capturant leur marge. Cette approche dépend des législations locales sur la transparence des prix affichés. Mais elle pourrait enfin calmer ces fous qui préfèrent attendre cinq ans une montre ou la payer trois fois son prix plutôt que d'en choisir une autre, parmi les 80 marques qui n'ont pas de liste d'attente, capable de leur apporter le plaisir horloger qu'ils demandent.