Cyrille Vigneron, Président et CEO de Cartier International

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Cyrille Vigneron, President and CEO Cartier International - Cartier
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Durant le salon Watches and Wonders à Genève début avril, le dirigeant de la marque phare du groupe Richemont s’est livré à une poignée de journalistes : redéploiement, icones, complications, blockain et nouvelles clientèles sont abordés par cet amoureux du Japon

Comment expliquer les excellents résultats de Cartier malgré la pandémie l’an passé ?
C’est le reflet de notre stratégie depuis 5 ans, plus que celui d’une année en particulier. Le repositionnement que nous avons effectué sur la gamme de produits, sur l’organisation, sur le réseau, sur les boutiques, sur l’ensemble, a généré une désirabilité de la maison très forte, qu’elle n’affichait pas il y a 5 ans. Et qui touche toutes les générations. La pandémie a été un facteur d’accélération et de différenciation très puissant : plus les marques étaient fortes, plus elles étaient en croissance, dans l’horlogerie comme dans la mode. Cette crise a été un révélateur. Cartier était demandé par toutes les clientèles dans tous les pays car elles ne voyageaient plus, générant une croissance sur toutes les clientèles domestiques. Européens inclus. Cartier a montré la force de sa relation avec sa clientèle, pas seulement en voyage et pas seulement du fait des écarts de prix. Les positions que nous avions prises ont porté leurs fruits. En horlogerie, plus nous avons mis l’accent sur les collections distinctives et durables, plus elles ont eu de succès. Il s’avère que la distinction est plus importante que la nouveauté, mais elle doit être à la fois distinguée et distinctive. Donc c’est devenu systématique : nous avons relancé la Santos, la Baignoire et la Pasha, qui continuent de grandir. La Santos est redevenue la 2e ligne derrière Ballon Bleu, mais toutes les lignes retrouvent leur place de manière très forte, l’écart se réduisant entre elles. 

Cyrille Vigneron, Président et CEO de Cartier International

Par exemple ?
L’année dernière le relancement de la Tank Must en remplacement de la Tank Solo a dépassé toutes nos attentes, et beaucoup de modèles se sont retrouvés tout de suite en rupture de stock, certains se vendant même au double du prix officiel sur le marché secondaire ! Une première, surtout pour des pièces à 2500CHF. Dès sa sortie, la Santos S a très bien fonctionné. Les clients nous ont démontré que leur intérêt s’élevait proportionnellement à l’affirmation de notre territoire. Cartier a atteint ce point de performance à la fois dans les icones de son cœur de gamme et dans l’expression des formes avec Cartier Privé, sujettes à des éditions limitées pour les collectionneurs, purement créatives. Nous pouvons aussi évoquer la réussite immédiate de la Maillon présentée il y a deux ans, auprès d’un public avec des intérêts différents.

Cyrille Vigneron, Président et CEO de Cartier International

L’absence de salon horloger depuis deux ans n’était donc pas un obstacle ?
Avoir des occasions de se rassembler est important, aussi pour mettre les choses en perspective, ou pour scénariser notre offre. On voit l’intérêt et l’émulation, mais sans en avoir la nécessité d’un point de vue commercial. Nous avons dépassé ce modèle car il s’avère plus pertinent de garder l’échéancier ouvert. Il n’est plus concevable de prendre des commandes un an à l’avance sans savoir où il faudra les livrer, car dans la volatilité du monde actuel il est impossible de savoir quel pays sera ouvert dans 6 ou 9 mois, et quelle va être la dynamique de clientèle à tel endroit. Nous préférons avoir un point de réaction générale pour gérer le déploiement des produits en fonction de la dynamique des marchés telle qu’elle est.

Comment vous y prenez-vous ?
Nous nous y préparons depuis longtemps en ayant changé nos modèles de prévision et de déploiement, tout en ayant augmenté notre flexibilité industrielle. Dans une industrie qui est généralement figée sur 9-12 mois, nous avions ramené cette durée à trois mois. Notre flexibilité ne vient pas de la main d’œuvre mais de notre capacité industrielle. Pendant la crise du Covid nous n’avons licencié personne, nous avons même recruté. Pourtant nous avons subi des variations de volume allant de -30% à +100% sur une année. Cette flexibilité est inédite, et salutaire ! Car nous avons subi un arrêt total de la demande dans la mesure où tout était fermé entre février et avril, ensuite la Chine a rebondi de 100% très vite, les USA de 30-40%, et le Moyen Orient de 100%. Or dans des modèles définis à l’année cela ne fonctionne absolument pas. Pourtant nous nous sommes alignés sur ces volumes en horlogerie comme en joaillerie, nous permettant d’atteindre des taux de croissance spectaculaires à fin décembre dernier. Personne n’a été aussi rapide dans notre industrie.

Présenté ainsi cela parait facile…
En réalité, nous avons opéré il y a cinq ans une métamorphose de nos modèles de demande qui sont devenues des modèles de déploiement plutôt que d’approvisionnement, s’appuyant plus sur des modèles probabilistes que sur des modèles de traitement de stock, donc plutôt liés à la physique quantique. Nos spécialistes se sont inspirés d’algorithmes très complexes de répartition entre les demandes et les offres, tenant compte de milliers de critères pour aboutir sur une correspondance. Nous les avons intégrés dans la durée et cela fonctionne très bien, afin de déterminer à quel endroit les chances de déployer des produits sont les meilleures et comment les rendre les plus disponibles dans l’ensemble d’un réseau.  Par exemple, pour obtenir une disponibilité de toute la gamme visible sur tout un marché comme le Japon, en répartissant tous les produits dans tous les points de vente, mais chacun en un seul exemplaire par point de vente, afin de les rendre tous disponibles pour tout le monde. 

Cela faisait longtemps que Cartier n’avait pas présenté une pièce aussi compliquée que la Masse Mystérieuse, c’est un retour aux grandes complications ?
Oui et non. Nous n’étions jamais sortis complètement des complications, mais leur multiplication chaque année avec de nouveaux mouvements ne relève pas forcément de notre territoire.  Un point important pour Cartier consiste à mettre la technique au service du design, or il existe deux éléments très forts chez nous que sont les mouvements squelette et les pendules mystérieuses. Combiner les deux avec un mouvement squelette très sophistiqué en forme de masse oscillante dans une boite mystérieuse n’avait jamais été fait, mais une telle innovation a quand même nécessité 8 années de R&D. Avec nos seuls mouvements squelettes et mystérieux, nous vendons aujourd’hui beaucoup plus de pièces à complications que lorsque nous essayions d’en décliner beaucoup plus. L’important consiste à rester fidèle à notre territoire et de le travailler en profondeur. Prenons les Pasha et Santos Squelette, la demande dépasse de loin notre capacité de production.

Constatez-vous un l’attrait pour Cartier d’une nouvelle génération de collectionneurs ?
En effet, il existe un véritable intérêt pour le patrimoine, mais pas forcément pour la nouveauté. Plus les modèles sont connus et anciens, plus cet attrait se manifeste, notamment lorsque nous remettons au gout du jour des Cartier Privé des années 70 avec la Crash, la Tank Cintrée ou la Tank Asymétrique. Internet permettant de s’informer facilement, nous observons des jeunes collectionneurs de 20-30 ans qui communiquent entre eux et possèdent des Cartier très pointues. Nous constatons des résultats très haut sur des ventes aux enchères de la Crash à 800'000 euros complètement inédits, avec beaucoup d’achats de clients jeunes. 

Cyrille Vigneron, Président et CEO de Cartier International

Quels avantages et limites voyez-vous dans la blockchain ?
Il existe différents protocoles en blockchain qui ne sont pas forcément si gourmands en énergie comment peuvent être les crypto-monnaies ou les NFT, et donc dans ce domaine la blockchain présente un intérêt certain dans les certificats de garantie et la traçabilité amont.  Ainsi l’analyse spectrographique de diamants bruts gardant cette trace pendant toute sa durée de vie s’avère très prometteuse. Sans avoir forcément une traçabilité des différents acteurs il est possible à la fin d’identifier d’où vient le diamant brut. Cette traçabilité amont des diamants et des pierres de couleur pourra progresser énormément par la blockchain. La sécurité à long terme des clients implique de sécuriser ce qui est inscrit dans la blockchain. Si nous mettons dans la blockchain les certificats de garantie de nos montres, dont la durée de vie dépasse les 20 ou 30 ans, il faut s’assurer que l’organisme soit toujours là. S’il s’agit d’une entreprise toute récente et qui aspire à se vendre dans trois ans pour réaliser un profit et que nous ignorons tout de l’acquéreur, ce n’est pas rassurant pour nos clients. Pour cette raison, Cartier s’est associé à LVMH et Prada dans le consortium de blockchain Aura pour obtenir les mêmes valeurs de respect de la vie privée des clients et les mêmes valeurs de durabilité de cette blockchain. Nous y évoluons à long terme avec des partenaires du luxe, avec qui il est possible de définir un standard commun et des règles pratiques. 

Verra-t-on Cartier dans le Metavers ?
Le Metavers est un monde complémentaire virtuel, qui peut aussi s’assimiler au fait de jouer à ne pas être soi-même, ce qui existe déjà : cela s’appelle le carnaval. Les humains aiment depuis longtemps jouer à ne pas être eux-mêmes, ce n’est pas une révolution. En étant ado je lisais le Seigneur des anneaux, on jouait à Donjon et Dragon, on s’évadait déjà, alors voyons dans 10 ans ce que cela devient. Quant aux NFT, cela donne des produits de luxe purement virtuels, pourquoi pas, mais notre métier principal c’est de faire des produits tangibles pour des sentiments intangibles. La montre, je la sens au poignet, comme une bague ou un bracelet, offert pour une date mémorable, je préfère le sentir contre ma peau plutôt que d’afficher un truc sur un ordinateur. Si je rentre à la maison et que j’offre un bouquet de fleurs, cela fera plus plaisir que si j’offre un QR code avec la valeur symbolique des NFT, ce n'est pas la même chose.

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