La complication du siècle : Partie 2

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Complication of the century : Part 2 - Tourbillon
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Passé de l’ombre à la lumière, des recoins de la chronométrie à la gloire, le tourbillon est la star de l’horlogerie du XXIe siècle. A la croisée de nombreux courants porteurs, dont la quête de haut de gamme, de sophistication et de spectacle visuel, il est devenu un monde à part entière, petit mais foisonnant

Renversement

Ce qu’il y a de plus étonnant avec le tourbillon, c’est que même son inverse est encore un tourbillon. Au lieu de chercher à mul tiplier les positions du balancier par rapport à l’horizontale, des initiatives ont cherché à le rapprocher d’une position constante. C’est l’idée derrière le Tourbillon Zero Gravity de Zenith, qui a abordé différemment le tourbillon. Il s’agit en réalité d’un sys tème de cardans qui maintient le balancier toujours à plat, quelle que soit la posture de la montre. Toujours à plat, c’est bien la position la plus favorable au réglage. Même démarche derrière l’Astrorégulateur de Cartier, où l’organe réglant est implanté sur un rotor et donc en rotation permanente, quoique sans rythme imposé puisqu’il s’agit de celui du poignet. De manière moins systématique, une autre initiative approxime ce résultat. Il s’agit des tourbillons inclinés. Chez Greubel Forsey, on a calculé qu’avec un angle de 24 degrés, le balancier restait quasiment à plat dans les très nombreux moments où le porteur, les mains posées sur son bureau, était dans un état peu actif. Même inten tion chez Jaeger-LeCoultre dont le Sphérotourbillon agit comme une tour de Pise mouvante : l’axe vertical du tourbillon tourne sur lui-même et un second axe soulève un coté de sa base, la faisant osciller dans le plan vertical, toujours autour d’un angle de 20 degrés.

La complication du siècle

Revers de médaille

Si le tourbillon mettait ses praticiens en haut d’une échelle, il s’est ensuite avéré que cette échelle avait plusieurs barreaux cas sés. C’est qu’il ne suffit pas de concevoir un mouvement, avec ou sans tourbillon d’ailleurs. Encore faut-il le fiabiliser. Deux exemples ont montré sa fragilité. BNB Concept, qui a conçu et livré des dizaines de calibres tous plus fous les uns que les autres, a fini par faire faillite sous le poids des retours, des méconten tements, plus encore que de la micro-crise horlogère de 2008. Bien avant cela, des problèmes similaires avaient eu raison de STT, un motoriste qui avait lancé une gamme de calibres à tour billon très abordables, en grande série. Ils se sont révélés profon dément défaillants.

La complication du siècle

Le tourbillon incarne ainsi tous les succès et aussi tous les échecs de la nouvelle horlogerie. Trop pressés, trop avides de revenus, trop jeunes ou trop peu scrupuleux, de nombreux fabricants, qui livraient d’encore plus nombreuses marques, ont passé outre les règles les plus élémentaires de qua lité et de fiabilité. Il a fallu quelques années pour que le secteur s’en remette. Un autre signe des temps.

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Fertilisations

Ainsi mis en valeur, exhibé parfois, le tourbillon a épousé une autre tendance profonde de l’horlogerie moderne : le sens de la mise en scène par le design. Il suffit de voir comment les marques se sont emparées du design des cages. De simple outil structurel, elle est devenue un moyen d’expression de la marque, un marqueur identitaire. Certaines avaient déjà leur design, telle Girard-Perregaux et les trois lyres de son Tourbillon sous Trois Ponts d’Or, pionnier de la résurrection de cette spécialité et référence absolue de la génération d’horlogers formés dans les années 1990. Ou encore Vacheron Constantin, qui avait com pris bien avant l’heure comment décliner son logo, une croix de Malte, sur ses tourbillons. D’autres ont carrément créé des cages dont les structures sont leurs initiales, comme le FM de Franck Muller ou le LV de Louis Vuitton.

La complication du siècle

Autre dimension, un travail de représentation cinématique, caractérisé par les trajectoires effectuées par les tourbillons. Ils étaient déjà spectaculaires en position centrale, mais une marque a passé le plus clair des années 2005 à 2015 à repousser les limites, les conventions et les géométries. Cartier s’est inventé un destin de spécialiste de la haute horlogerie avec comme point d’articulation l’inventi vité des organes réglants rotatifs. L’Astrotourbillon, par exemple, était logé au bout de l’aiguille des secondes, faisant un tour par minute et en périphérie du cadran. L’Astromystérieux avait réussi à fusionner un des traits historiques de l’horlogerie de la marque, l’affichage mystérieux, avec la complication du siècle : il tournait au milieu d’un oculus central, comme en lévitation. En parallèle, le Concours international de chronométrie du Locle a consacré la vocation authentiquement chronométrique du tourbillon. Premier primé de la série en 2009, celui de la JaegerLeCoultre Master Tourbillon 978. Second primé en 2011, celui de la Greubel Forsey Double Tourbillon 30° Technique. Les organes réglants rotatifs avaient alors démontré leur performance mais aussi satisfait aux tests de résistance aux chocs de ce concours, faisant mentir ceux qui le jugeaient intrinsèquement fragile. D’autres marques ont créé des tourbillons hautement performants, comme en ont attesté les bulletins de marche fournis par la Chronométrie Ferdinand Berthoud. Ces exceptions rappellent que dans le grand maelström qui a emporté cette complication, on avait rapidement perdu de vue sa vocation initiale.

Fécondité

L’horlogerie s’appuie sur ses fondamentaux techniques, toujours, mais s’en sert également comme tremplin pour s’éloigner vers de nouveaux horizons. Le tourbillon a donc pris un tour principalement esthétique, symbolique, laissant de côté sa capacité à la précision. Cette perte de sens chronométrique a constitué l’un des travers des deux décennies passées, qui ont privilégié l’horlogerie spectacle au détriment de l’horlogerie tout court. Les prix de vente élevés que le tourbillon arrivait à faire passer, parfois sans fondement technique réel, ont créé une brèche dans laquelle se sont engouffrées bien des marques, amenant à sa quasi banalisation. Autour des années 2010, on comptait pas moins de soixante-dix marques qui en proposaient. Mais cette éclipse de la nature performante et exceptionnelle du tourbillon a été largement compensée par le développement des cerveaux concomitant. Par l’éclosion d’idées nouvelles. Par l’émergence de talents historiques. Cette fécondité a en retour facilité l’explosion de la cote d’amour de la montre mécanique auprès d’un public de plus en plus large et connaisseur. Le tourbillon était une graine, il est devenu une forêt.

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