La complication du siècle : Partie 1

Image
The complication of the century : Part 2 - Tourbillon
7 minutes read
Passé de l’ombre à la lumière, des recoins de la chronométrie à la gloire, le tourbillon est la star de l’horlogerie du XXIe siècle. A la croisée de nombreux courants porteurs, dont la quête de haut de gamme, de sophistication et de spectacle visuel, il est devenu un monde à part entière, petit mais foisonnant

S’il est une complication qui incarne les années 2000, c’est bien le tourbillon. Depuis son invention officielle en 1801 jusqu’à la fin des années 1990, cette innovation de M. Breguet était restée confidentielle, anecdotique, une solution pour atteindre une chronométrie supérieure parmi tant d’autres. Il suffit de regarder le palmarès des marques habituées des médailles d’or des concours d’observatoire des XIXe et XXe siècle. Quasiment aucune n’en présentait. Il faut dire que le tourbillon était alors complexe à concevoir, à fabriquer, à régler et à fiabiliser. Or, il a fini par incarner la résurrection de l’horlogerie haut de gamme des années 2000. Au tournant du XXIe siècle, il a changé de nature, passant progressivement d’une curiosité de laboratoire à un sujet d’expériences haut de gamme. Il est enfin devenu une martingale qui mettait ceux qui le pratiquaient tout en haut de l’échelle du prestige. Il s’est ainsi retrouvé au premier plan, sujet de toutes les attentions et de toutes les conversations. En particulier parce qu’il a engendré de multiples et nouvelles incarnations.

La complication du siècle

Nature

Avant de passer en revue ses évolutions, il convient de rappeler sa définition. Le tourbillon consiste à loger l’organe réglant (balancier, spiral, ancre, roue d’échappement) à l’intérieur d’une structure, la cage, et à mettre celle-ci en mouvement circulaire. Cette rotation a pour but de diversifier les positions dans lesquelles se trouve le balancier. En effet, son orientation dans l’espace modifie son comportement chronométrique car la gravité influe sur sa vitesse d’oscillation, sa puissance, les frictions de son axe. Pour éviter que le balancier ne soit tout le temps dans des positions trop favorables, ou trop défavorables, le tourbillon les lui fait toutes adopter. Il s’agit en réalité d’une machine à moyenner les erreurs liées à ces positions. Au régleur d’adapter le comportement de l’organe réglant autour d’une position moyenne. Pour cela, la cage dispose d’une vitesse de rotation qui, en s’accélérant, augmente la variété des positions.

La complication du siècle

Généralement, elle tourne sur elle-même en une minute, ce qui lui permet d’indiquer la seconde. En plus de ce choix, les horlogers se sont mis à jouer sur d’autres facteurs : la fréquence du balancier, l’orientation de la cage dans le plan du mouvement, le nombre d’axes autour desquels elle tourne. Ces curseurs d’une inventivité à géométrie variable ont transformé une complication singulière en une spécialité plurielle. L’étendue de son registre se mesure à la distance entre une réf. 5101 de Patek Philippe, marque qui garde tous ses tourbillons très classiques entièrement cachés à l’arrière de ses montres, et un Quadruple Tourbillon de Greubel Forsey, composé de deux tourbillons biaxiaux avec chacun un axe incliné à 30°. Entre le style ultra-sportif et prophétique de la RM 001 de Richard Mille et la réinterprétation débridée d’un classicisme ultra-technique qui habite les créations de Bovet.

Raffinements

Autre caractéristique du tourbillon, on ne saurait dire si c’est une complication ou non. Stricto sensu, une complication est une indication. Or, le tourbillon n’indique rien puisqu’il est une modalité de fonctionnement de l’organe réglant. Mais lors des années 2000, les définitions orthodoxes ont petit à petit volé en éclat, sous les coups de boutoir de la diversification des complications, de l’inventivité et de la diffusion à grande échelle d’une horlogerie haut de gamme, peu compatible avec de telles subtilités de séminariste. Ainsi, par cette définition iconoclaste et cette diversité foisonnante et tardive, le tourbillon est devenu une métaphore de toute l’horlogerie. De l’extérieur, elle semble bien uniforme, peuplée de quelques marques. Pour un œil non averti et peu informé, tout s’y ressemble de près ou de loin. Avec la bonne focale, cependant, tout se complexifie et se densifie. Comme une goutte d’eau de mer regardée à travers un microscope révèle un foisonnement de vie. On pensait que le tourbillon était une modalité technique et il s’est avéré être un domaine de compétences intégral, un accélérateur de notoriété, de prestige et de chiffre d’affaires. A mesure qu’il se développait, il traçait une trajectoire qui ressemblait à celle de tout le secteur, dont il a fini par être une maquette à échelle réduite. Il a ses spécialistes comme Greubel Forsey, qui l’a porté au sommet de la technicité de la chronométrie et de la bienfacture, ou même Jaeger-LeCoultre avec sa Triptyque, la première montre à avoir un échappement à détente intégré dans un tourbillon. Il existe en version premier prix, comme la Frederique Constant Highlife Tourbillon, ou extraordinairement coûteuse, chemin choisi par Vacheron Constantin qui en a fait un sommet de finitions. Il peut faire tout le travail dans la montre, de la performance technique et chronométrique au design, ou simplement de la figuration, avec une exécution a minima grâce à un mouvement sous-traité et générique.

Embranchements

S’il est né et a longtemps perduré autour d’une proposition unique, le tourbillon s’est subdivisé en de multiples catégories. Il l’avait déjà fait avec le tourbillon volant, inventé par Alfred Helwig, et avec le carrousel de Bonniksen, une variante aux modalités techniques subtiles. Le XXIe siècle va le voir devenir un univers à part entière. Tourbillon à plat, incliné ou vertical chez Cyrus.

La complication du siècle

Simple, double chez Roger Dubuis, triple pour Antoine Preziuso ou quadruple avec Greubel Forsey. A un, deux ou trois axes comme avec Thomas Prescher. A 2,5 Hz, 3 ou 3,5 voire 4 et même 5 Hz chez De Bethune et Zenith. Avec rotation de la cage en une minute ou quatre minutes, ou alors carrément en cinq secondes comme dans le cas du Tourbillon Rapide de Franck Muller. Et à l’inverse, avec rotation en une heure telle la prophétique Freak d’Ulysse Nardin. Dans une cage comportant deux ponts, soit le tourbillon classique, ou un seul pont, ce qui définit le tourbillon volant. Avec une construction poussée à l'extrême, comme dans la JaegerLeCoultre Hybris Mechanica ou le Tourbillon Périphérique de Carl F. Bucherer, ou alors un pont caché à mi-hauteur de l’axe, spécialité de Bovet. De taille petite, moyenne, grande ou gigantesque, signature de Kerbedanz. Autour d’un axe de rotation centré sur celui du balancier ou excentré à la manière des Exo Tourbillons de Montblanc, voire même satellisé comme l’Astrotourbillon de Cartier. En position centrale chez Omega ou Hysek, à 6 heures chez presque tout le monde, à midi pour Blancpain et à 5 heures pour Breguet.

La complication du siècle

 

Caché par Panerai et Patek Philippe, montré ou mis encore plus près de l’œil sous un dôme créé à cet effet, avec comme exemples la Deep Space de Vianney Halter ou, plus récemment, la Legacy Machine Thunderdome de MB&F. En mode sport chic, sport extrême, vintage, classique, habillé, masculin, féminin, joaillier, squeletté, ultra-fin… bref, tous les registres de la montre.

Zeitgeist

Il existe bien des raisons pour lesquelles cette complication s’est trouvée un tel destin, pile au rendez-vous de l’avènement de la montre moderne. Tout d’abord, elle est sortie des limbes d’une complexité inaccessible. Avec les progrès des robots d’usinage à commande numérique, la fabrication de ses composants s’est retrouvée grandement facilitée. On parle au minimum d’une cinquantaine de pièces spécifiques, dont certaines pesant quelques centièmes de gramme, de forme complexe et destinées à recevoir des terminaisons manuelles.

La complication du siècle

D’autre part, l’époque même a créé un puissant appel d’air de nouveauté, de technicité, de prestige et de différenciation. Puis, elle a vu émerger des horlogers de grand talent, souvent indépendants, qui ont mis leur savoir encyclopédique au service de la résurrection des traditions. Celles-ci avaient été bien malmenées durant les années 1980 et 90, créant un autre appel d’air, celui d’une renaissance de la pratique de l’horlogerie mécanique à grande échelle. Enfin, le tourbillon avait un dernier atout: il bouge. Sa rotation est un spectacle, un ballet qui symbolise le passage du temps bien plus efficacement que les oscillations d’un balancier, même rendu visible à travers une ouverture du cadran. Très tôt, ceux qui avaient réussi à en fabriquer avaient décidé de le montrer, en mettant ce régulateur bien en vue, à fleur de cadran découpé d’une fenêtre dédiée.