Le grand fossé

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The great divide - Supercar vs. superwatch
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Les supercars se vendent comme des petits pains, déraisonnables monstres de puissance exorbitants. Les superwatch peinent à s'écouler en quantités et doivent sans cesse démontrer leur valeur. C'est trop injuste.

Dans le vaste monde des jouets pour hommes, la montre occupe une place à part, et ce n'est pas forcément ce qui peut lui arriver de mieux. Certes, il ne s'est jamais vendu autant de belles montres de haute facture (sauf ces derniers mois bien sûr). Mais il reste un fossé entre l'horlogerie et cet autre domaine qu'elle envie tant, avec lequel elle partage des valeurs et des passionnés: l'automobile. En particulier, dès que l'on regarde vers le haut de l'échelle, la différence est frappante. Dans le monde des super complications d'un côté et des supercars de l'autre, les règles en sont pas les mêmes.

Tout d'abord, de quoi parle-t-on ? Dans l'automobile, la tendance est à la surenchère de puissance, de luxe et d’agressivité dans le design. McLaren, Lamborghini, Ferrari, Aston Martin, Koesnigsegg, AMG, rivalisent de V12 bi-turbo de 700, 800, 900 chevaux. Le 0 à 100 est désormais sous la barre des 4 secondes pour des dizaines de modèles de série, accessibles en concession. La barre des 3 secondes est aussi tombée. Même combat dans l’hyper-luxe, où les grandes berlines ou SUV anglais et allemands se livrent une course à l’armement dans le domaine du confort tous azimuts, de la sécurité passive et active. Ainsi, le nombre de marques connues (pas les micro-prétendants à ce monde superlatif) qui proposent des véhicules à plus de 200 000 € est environ de 15, avec une production qui se compte en dizaines de milliers d'exemplaires par an. Jusque là, rien de bien étonnant.

Mais là où il faut commencer à se gratter la tête est sur la motivation de la clientèle de ces véhicules. Ces hommes (très majoritairement) considèrent qu'il n'y a rien d'invraisemblable à posséder plusieurs voitures qui n'ont aucune chance de passer la seconde en ville. Jamais. Et que posséder une Ferrari éditée à 209 exemplaires comme la dernière née de Maranello, la LaFerrari Aperta, est un privilège avec son V12 hybride de 949 cv. A tel point que le modèle a été entièrement réservé avant la présentation de la voiture. Et peu importe le délai de livraison, de plusieurs années. Petit fait amusant, les clients de Bugatti possèdent en moyenne 42 voitures, 1,4 yacht et 1,7 yacht. En moyenne...

Ferrari LaFerrari Aperta

De l'autre côté de l'échelle de taille, au poignet des hommes, il existe plus de 50 marques qui proposent au moins un modèle à plus de 200 000 €. Il suffit d'une répétition minutes et d'un tourbillon, parfois d'une seule de ces deux complications, pour aboutir à ces factures élevées. Rappelons que ce n'est jamais l'or (pas plus que le platine) de leurs boîtiers qui est responsable de ces chiffres. Or comme le rappelait encore il y a peu François-Henry Bennahmias, CEO d'Audemars Piguet, lors d’une interview, il existe une population immense qui dispose à la fois d'un revenu disponible à 7 chiffres et qui ignore (!!!) la simple existence de montres à plus de 30 000 $. Et qui n'arrive pas à concevoir, même lorsqu'on les leur présente, que des objets de poignet puissent coûter le même prix qu'une Aston Martin. Que diraient-ils face à des grandes complications de Patek Philippe, qui monnaie ses tourbillons répétition minutes au-delà des 500 000 frs, et 2,5 millions pour une ref. 6300 Grandmaster Chime ? Feront-ils un infarctus dans une boutique Vacheron Constantin face à une Traditionnelle Calibre 2755, facturée 750 000 € ?

Patek Philippe Grandmaster Chime ref.6300-2

D'un côté, les automobiles les plus exclusives et puissantes au monde suscitent un désir planétaire, auprès des aspirants, de ceux qui n’ont aucune chance de voir rouler une Pagani Huayra et des milliardaires qui les achètent. A tel point que l'on ne se pose pas la question de leurs prix étourdissants. De l'autre, des trésors d'ingéniosité, de minutie, de micromécanique largement artisanale suscitent l'incompréhension générale en dehors de cercles plutôt restreints, que l'on estime grossièrement autour de 20 000 acheteurs. Rappelons que diverses études estiment autour de 30 millions la population mondiale disposant d'un actif libre (c'est à dire dépensable) supérieur à 1 million de $.

La voiture est partout, elle projette de la puissance, de l'agressivité, du désir. Objet de grande taille, il en impose d'autant plus qu'il véhicule une valeur universellement prisée : la liberté de se déplacer... donc la liberté. Cette association d'idées résiste à toutes les limitations (de vitesse, de trafic, de police). Dans la percetption de ces clients, l'auto protège (bien qu'elle tue) et procure un plaisir de conduite (bien que souvent bridé). L'horlogerie est inexistante sur tous ces critères. Elle se montre peu, ne se voit que de près, ne se conduit pas et n'emmène nulle part, si ce n'est dans une rêverie. La montre est un plaisir égoïste. Quand elle se partage sur les réseaux sociaux, c'est à visage couvert de peur des vols. L'horlogerie est un domaine où la culture est nécessaire dès lors qu'il s'agit de sortir des 10 marques incontournables qui proposent de la haute horlogerie. Les autres, pour se vendre, comptent souvent sur la présence du CEO ou du fondateur, dont le discours incarné facilite les transactions comme aucune autre publicité. Et encore, ces achats sont-ils souvent considérés comme des investissements. En effet, une légende urbaine tenace circule chez les détaillants : les montres seraient un placement...certes, pour un pourcentage minuscule d'entre elles et à long terme.

Il reste donc un énorme travail d'évangélisation, de publicité, de pédagogie à effectuer pour l'horlogerie. Dans le milieu et le haut de gamme, déjà, mais surtout dans les franges les plus sophistiquées de cette industrie, là où elle est encore artisanale. Et là seulement existera-t-il une chance que la montre à grande complication, l'hyperwatch, se rapproche de la supercar sur un point, la baisse des prix due à la hausse des volumes de production. Si une machine fabuleuse comme une Porsche 911 GT3 RS coûte « seulement » 180 000 €, c'est parce qu'elle est produite à un minimum de 300 exemplaires (bien plus au final) pour simplement avoir le droit d'être homologuée. Un équivalent horloger comme une Audemars Piguet Royal Oak Concept Supersonnerie ne peut sortir des ateliers qu'à raison de moins de quelques pièces par an. Son niveau de finitions artisanales exceptionnelles en fait un objet non industrialisable, même si sa production répond à des règles industrielles, c'est à dire répétitives et normées.

 Audemars Piguet Royal Oak Concept Supersonnerie

C'est donc une injustice avec laquelle il faut vivre. L'écosystème de horlogerie est fragile et éclaté, surtout au sommet, où 20 marques se disputent des clients prêts à débourser des sommes extrêmes. De l'autre coté du miroir, là où la mécanique n'est pas rouage mais cylindre, où le châssis remplace la platine, la relation intime et sensuelle qui existe entre l'homme fortuné et la voiture, entre le pilote (fut-il du dimanche) et sa machine n'est entamée par rien. Même pas le passage à l'électrique, très rondement mené, même pas les problématiques d'environnement, faciles à éluder tant ces véhicules sont rares et roulent peu. Tout cela sans parler du marché des enchères, où les enjeux sont les mêmes mais portés à un plus haut degré d'intensité et de valeur.

 

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