De l'importance d'être utile

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The importance of being useful - Editorial
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Les montres mécaniques ne sont pas des gadgets d'apparat. Elles servent à quelque chose, vraiment. Et il faut arrêter de dire le contraire.

Quelques mois avant son départ, le CEO d'une marque horlogère suisse assez connue, très en pointe, déclarait dans une interview que sa dernière montre « ne sert pas à grand chose ». Oui oui, je vous assure. Un patron de marque a été jusqu’à dénigrer la nature même de son produit, en public, enregistré et rapporté. Imagine-t-on le CEO de Bugatti, Porsche, Riva, Zegna ou Loro Piana dire que leurs produits, leur puissance, leur confort, leur agrément, n'ont pas d'utilité ? Que leur appartenance au monde du luxe, de l’ultra performance annule leur fonctionnalité ? Ils seraient renvoyés séance tenante. D'ailleurs, ce CEO n'a pas fait long feu, mais impossible de savoir si c'est cette déclaration décérébrée qui lui a valu ce sort.

Cas isolé alors ? Non, hélas non. Il n'est pas si rare d'entendre de la bouche des gens qui les promeuvent que les fonctionnalités avancées des montres sont inutiles. Ces propos suicidaires ont pour résultat de transformer ces montres en joujoux creux pour acheteurs capricieux à la recherche de bibelots coûteux. Ce qui est faux pour les produits, insultant pour les clients et la négation de la raison d'être fondamentale de la montre.

Une montre donne l'heure. Puisque des centaines d'autres appareils et accessoires savent le faire, cette fonction ne vaut rien. Elle ne coûte rien. Pas d'utilité à la montre, donc ! « De toute façon, les gens lisent l'heure sur leur téléphone. » entend-on. « Les millenials n'achètent pas de montres, ils ont leur iPhone », entend-on encore, alors que cette catégorie d'acheteurs n'a pas d'homogénéité, pas d'âge précis (18 à 35 ans, merci pour la finesse). Qu'elle ne tient en rien compte des différences culturelles qui persistent entre pays, ni du fait que l'iPhone n'est pas le seul smartphone qui vaille la peine d'être mentionné (25% des terminaux vendus, le triple pour Android). On entend de ces choses, je vous assure...

La pertinence de la montre réside d'abord dans sa fonctionnalité de base. Elle anime des générations de serruriers, armuriers, ferronniers, horlogers, ingénieurs, inventeurs, depuis plus de 500 ans. Et sur cette base, elle ajoute d'autres utilités. Elle tient au poignet. Elle se lit facilement. Elle est durable. Elle ne s'éteint pas. Elle garde de la valeur...

Mais surtout, elle s'adresse à bien plus que l'animal qui est en nous. Car nous ne sommes pas des êtres de besoin. Ces besoins consistent en une sécurité physique minimale, un toit fixe, 2500 calories par jour et assez de peaux de bêtes sur nos épaules pour ne pas avoir froid. Nous sommes des êtres de désir et de représentation.

Nous nous alimentons de symboles. Nous nous épanouissons dans la construction intellectuelle et sensorielle. Nous existons par nos moments de plaisir. Nous nous développons par des instants de partage, de dialogue, de loisir. On dit parfois « joindre l'utile à l'agréable ». Oui, car séparer les deux est une absurdité. La réalisation de soi consiste à les réunir, à les nourrir l'un de l'autre.

Or la montre est exactement cela. Elle est utile et agréable. Elle n'est pas aussi richement utile que d'autres appareils, peut-être. Elle ne fait pas le café, elle ne prend pas votre pouls. Mais elle ne vous espionne pas à votre insu. Elle ne communique pas vos déplacements en douce à une société dont vous ignorez tout à l’autre bout du monde et qui fait on ne sait quoi de ces données. Et elle est certainement agréable. Elle présente des centaines de visages, de tailles, de matières, de styles, autant de moyens d'expression du goût, de la culture, de la personnalité de chacun.

Essayez de vous exprimer avec des smartwatches qui ont toutes le même visage (carré ou rond, noir 80% du temps, trop gros et mal ajusté au poignet), des smartphones qui ont un seul gabarit (un rectangle fin de 10-15 cm de haut, coins arrondis et quelques subtilités par dessus). La montre est un pilier de la civilisation. Pas le seul, pas le principal, mais elle nous ancre dans une mesure du temps qui remonte au babyloniens. Dans un système de société où l'apparat est une fonction primordiale. Dans un lien social sophistiqué. Dans le bon et dans le beau. Et ça, ce n'est pas utile peut-être ?