Machines célibataires

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“Bachelor” machines - Chronicle
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Certaines des machines de poignet de la « nouvelle haute horlogerie » ne sont-elles pas de purs objets "célibataires" dans lesquels la fonction horaire n'est qu'un effet subalterne de la folle machinerie mise en place?



On a les délires qu'on peut! Les délires ne surgissent pas de nulle part. Ils s'enracinent au plus profond de notre intimité et celle-ci est constituée tout autant de notre propre étoffe que du tissu du monde qui nous entoure, de la société dans laquelle nous avons grandi. On n'aura pas les mêmes délires selon que l'on vive sous les tropiques ou dans l'arc lémanique. Nos obsessions, quand elles tournent au délire, prennent les contours de notre âme comme de notre environnement.

Nul hasard donc que les délires suisses empruntent si souvent leurs formes à ce qui constitue une des identités les plus fortes du pays et occupe la tête de nombre de ses habitants: les assemblages de rouages, les jeux de leviers et de transmissions des petites machines complexes que l'on nomme "montres".

La mécanique gît au cœur de l'inconscient de tout Suisse.


L'un des plus célèbres artistes suisses n'est-il pas Jean Tinguely, prodigieux mécanicien de l'inutile, monumental assembleur de rouages et de mécanismes grinçants? Loin d'être le seul dans son cas, on pourrait aussi citer Bernard Luginbühl et ses gigantesques sculptures mécaniques.

Un "artiste", qui ne se considérait pas du tout comme tel, les a tous deux profondément influencés: Heinrich-Anton Müller.

Heinrich Anton Muller

En 1903, alors qu'il était vigneron dans le canton de Vaud, Müller inventa et mit au point une machine à "tailler les plans de vigne en vue de les greffer". Il en déposa bien le brevet mais omis de payer les redevances. Son idée fut volée, d'autres l'exploitèrent. Müller ne le supporta pas. Il "péta les plombs", dirions-nous aujourd'hui. Assailli d'idées de grandeur et de délire de persécution, il fut accueilli à l'hôpital psychiatrique de Münsingen, dans le canton de Berne. Il avait 37 ans, il y resta jusqu'à la fin de ses jours, en 1930. Obsédé par l'insoluble problème du mouvement perpétuel (un peu comme si un quantième dit "perpétuel"  n'était qu'un des rouages d'un train qui n'aurait ni début ni fin), il se mit à confectionner d'immenses machines constituées non pas de laiton mais de branches, de chiffons, de fil de fer qu'il lubrifiait avec ses propres excréments. De complexes architectures de grands rouages et de différentiels, superposés sur plus de deux mètres de hauteur, qui tournent et s'entraînent entre eux dans le vide, ne produisant rien d'autre que leur propre mouvement. Des machines "célibataires", en quelque sorte, n'ayant aucune fonction, ne célébrant que leur ivresse mécanique solitaire.

Heinrich Anton Muller

De ces machines, malheureusement, il ne reste rien. Certains disent que Müller les détruisit lui-même, d'autres que ce fut sur l'ordre de la direction de l'hôpital qu'elles furent démontées et leur bois brûlé.

Mais même disparues (ses extraordinaires dessins, qui n'ont eux rien de mécanique, ont été conservés), les machines de cet "artiste brut" ont continué à exercer une extraordinaire fascination, jusqu'à influencer une part de l'art contemporain. Et une part de l'horlogerie contemporaine?


Quand on voit certaines des réalisations de la "nouvelle haute horlogerie", on peut se prendre à rêver à la descendance d'Heinrich-Anton Müller. Certaines de ces machines de poignet ne sont-elles pas de purs objets "célibataires" dans lesquels la fonction horaire n'est qu'un effet subalterne de la folle machinerie mise en place? Machinerie qui serait le véritable enjeu du "délire"?


Qu'adviendrait-il dès lors si un de nos "nouveaux horlogers" pétait un plomb à son tour (ce que je ne souhaite à personne)? Aux temps de Müller, la pharmacopée n'était ni aussi subtile ni aussi puissante que celle qui est dispensée aujourd'hui. Mais, effet corollaire,  gavé de neuroleptiques, on n'a plus guère l'âme créatrice. Aujourd'hui, il vaut mieux que nos horlogers restent sains d'esprit. La folie a changé de camp.

Pierre Maillard est rédacteur en chef du magazine Europa Star.