Oser la rareté

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Dare to be rare - Roger Dubuis
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Un entretien approfondi exceptionnel avec le CEO de Roger Dubuis, Jean-Marc Pontroué

Le magazine Shanghai Tatler m’a demandé d’écrire un article fouillé sur le directeur général de Roger Dubuis, Jean-Marc Pontroué, et le travail qu’il accomplit pour la marque. Cet article a été publié en chinois dans le numéro d’octobre de Shanghai Tatler dans un format destiné à un lectorat généraliste intéressé par les produits de luxe. Voici des extraits de l’entretien original que j’ai utilisé pour rédiger l’article, avec quelques détails techniques horlogers pour les lecteurs de WorldTempus.

Comment êtes-vous arrivé dans l’industrie du luxe ?

J’ai toujours travaillé dans l’industrie du luxe, depuis 1989. J’ai commencé chez LVMH, puis je suis allé chez Montblanc, qui est une filiale de Richemont, et de là je suis passé chez Roger Dubuis. Je m’occupe de montres depuis plus de 16 ans, depuis que j’ai commencé chez Montblanc, et c’est un produit que j’ai toujours trouvé très intéressant parce qu’il a deux dimensions : le côté technique, qu’on ne trouve pas nécessairement dans d’autres catégories d’accessoires de luxe, et le côté design. Roger Dubuis est par essence une marque qui accorde une importance égale à chacune de ces deux dimensions.

Quelles sont à ce jour les étapes les plus significatives que vous ayez connues en tant que directeur général de Roger Dubuis ?

Dans l’histoire de la marque, c’est d’abord Roger Dubuis lui-même. Il a testé cette nouvelle approche qui consiste à avoir une marque haut de gamme capable de mélanger un style exubérant avec un contenu technique très solide. C’était le fait le plus marquant lorsqu’il a créé la marque et les réactions ont été très fortes à l’époque. La reprise par le groupe Richemont en 2008 a été une autre étape fondamentale. Durant les huit années écoulées, Richemont nous a donné le pouvoir et l’intelligence d’accélérer le développement de la marque. Richemont est très utile au niveau de la distribution. Sans son appui, nous n’aurions par exemple jamais pu ouvrir 25 boutiques à notre nom dans le monde, dans des villes essentielles. De plus nous avons atteint un haut niveau de compétences en recherche et développement grâce au groupe Richemont, ce qui nous a permis de réaliser des premières mondiales et de nombreux nouveaux mouvements mécaniques.

Qu’est-ce qui vous pousse dans votre direction de la marque ?

Nous avons une mission très claire au sein du portefeuille du groupe Richemont et de l’industrie horlogère. Nous voulons marquer notre singularité et chaque jour nous réfléchissons à des concepts de produits, à des projets marketing et au réseau de distribution, et nous essayons de faire tout cela de façon différente de tous les autres. Par exemple, au SIHH nous changeons chaque année notre stand car il doit présenter notre plateforme créative des 12 mois suivants. Ma mission et la mission des 400 personnes qui travaillent ici est de nourrir et d’enrichir cet atout de différenciation que nous avons hérité de Roger. Notre mission est de continuer à construire sur notre différence dans le segment haut de gamme. La notion de service est donc aussi très importante, car nous ne vendons pas simplement des montres, nous vendons l’exclusivité et la qualité du Poinçon de Genève, ce qui, encore une fois, nous distingue de beaucoup d’autres marques dans l’industrie.

Naturellement notre point de repère est ce qui se produit dans notre domaine d’activité, mais nous consacrons environ la moitié de notre temps à observer ce qui se passe dans d’autres industries, comme l’aviation, le yachting et les sports automobiles qui nous inspirent beaucoup. Nous apprenons beaucoup de ces industries, nos clients s’y intéressent aussi et ils savent quel genre de services elles offrent. Ils s’attendent à une approche similaire lorsqu’ils s’adressent à nous. Nous avons quelques concurrents dans l’horlogerie, évidemment, mais notre principale inspiration provient d’autres industries.

Le nouveau slogan de la marque sera « Dare to be rare » (Oser la rareté). Quel est le raisonnement qu’il y a derrière ?

Le terme « dare » (oser) de cette assertion est largement dû à Roger Dubuis, car c’est ce qu’il a fait. Il est très difficile d’aller à l’encontre d’une perception commune, des études de marché et des gens qui vous disent que vous ne devriez pas faire quelque chose. Dans le business du luxe, c’est encore plus difficile de prendre la décision de proposer un produit qui représente une authentique rupture par rapport au statu quo. Le mot « rare » reflète la nature exclusive des différentes montres spectaculaires en édition limitée que nous apportons sur le marché chaque année.

Vous avez développé un partenariat avec la FFF racing team qui est différent de la plupart des autres associations entre horlogers et équipes de course. Racontez-nous comment cela s’est fait.

C’est notre tout premier partenariat. Nous l’avons fait pour deux raisons principales : tout d’abord nous avons réalisé ces deux dernières années que l’univers des supervoitures coïncide presque parfaitement avec celui des montres de luxe. Nous allons au-delà des simples voitures de sport pour entrer dans le domaine des voitures haut de gamme et de ceux qui les pilotent et ont donc une passion pour elles. Il y a la notion d’exclusivité dans le fait de n’être qu’une poignée de personnes à pouvoir jouir de cette expérience. Dans le passé nous avons organisé des événements comme  « The Run to Monaco » pour laquelle nous avons invité 30 clients à voyager à travers l’Europe et à finir à Monaco pour le Grand Prix. Grâce à cela nous avons découvert l’affinité entre ces personnes et notre marque. Donc nous savions que cette affinité existait, mais nous avons dû attendre avant de pouvoir réaliser quelque chose de concret.

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Nous n’avons jamais fait d’étude de marché sur les possibilités, nous avons simplement décidé d’essayer. J’étais au Japon récemment et j’ai été fasciné par la jeune équipe et son énergie pour faire avancer les choses.  Il y a d’intéressants parallèles avec les gens de notre entreprise, car tous sont désireux de faire avancer les choses, ils ont l’esprit d’entreprise et sont passionnés par ce qu’ils font.

Je suis sûr que nous ferons d’autres incursions dans ce domaine parce que nous sommes maintenant approchés par des personnalités qui sont des clients, qui possèdent ce genre de supervoitures et souhaitent avoir Roger Dubuis comme sponsor.

Vous envisagez aussi de développer des partenariats similaires dans d’autres domaines, comme les superyachts. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Nous discutons avec d’autres entreprises, mais nous savons aussi que pour faire quelque chose correctement il faut beaucoup de temps, de ressources et de gens. Et nous ne pouvons pas toujours gérer ce genre d’activité depuis Genève. Nous allons cependant annoncer quelques partenariats majeurs au début de l’année prochaine, mais nous n’en voulons pas trop. Nous voulons des partenariats à moyen terme sous le slogan « Lorsque des ingénieurs visionnaires rencontrent d’incroyables horlogers ». Que se disent-ils ? Que ressentent-ils ?

Le mouvement squelette (architectural) est l’une des principales signatures de Roger Dubuis. Quelle importance ces montres revêtent-elles en termes d’image mais également de ventes ?

Nous allons avoir de nombreuses nouvelles variations de squelettes l’an prochain. Le squelette et le tourbillon sont les deux aspects-clés de notre différenciation technique. Si on observe le moteur Lamborghini de la FFF Racing Team, par exemple, on constate les similitudes. C’est quelque chose de très léger et de très résistant à la fois. Dans les deux cas il faut s’assurer que l’énergie puisse être déployée le plus efficacement possible. Le squelette, que ce soit dans sa version automatique en tant que tourbillon, double tourbillon ou même tourbillon pour femmes, demeurera un domaine essentiel de développement pour la marque.

La collection Velvet est la grande star de cette année pour Roger Dubuis. Parlez-nous de ce qui l’a inspirée.

L’idée a émergé il y a environ deux ans. La Velvet a été lancée en 2011, mais on en a pas beaucoup parlé à l’époque, parce que la collection Pulsion a été présentée la même année et lui a volé la vedette. Mais la Velvet a atteint un bon niveau d’accueil et de bonnes ventes, alors nous avons décidé à peu près en 2014 d’en faire l’une des vedettes du SIHH. Plus nous avancions et plus nous étions déchirés, parce qu’il s’agissait d’une collection importante mais elle ne représentait que 20% de notre business. Par conséquent nous ne pensions pas avoir une histoire spécifique pour cette collection. Mais plus nous progressions et plus nous examinions des scénarios possibles, plus notre esprit de différenciation nous conduisait dans une certaine direction et nous avons décidé de nous concentrer uniquement sur elle pour le SIHH cette année. Cela a aussi facilité les choses d’un point de vue créatif, car nous avons été en mesure de braquer les projecteurs sur ce qui distingue la collection Velvet. C’est pourquoi nous avions un mouvement mécanique spécial pour cette collection, une collaboration dans l’univers de la mode avec Massaro, des pièces de métiers d’art et quelques modèles de haute joaillerie.

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Vous développez activement vos produits d’entrée de gamme (15’000-25'000 CHF). Pourquoi ? Avez-vous un marché particulier en tête ?

Le nœud du problème c’est comment développer l’intérêt de la marque avec des produits en adéquation avec son ADN. Si nous copiions ce que font d’autres marques, ajoutions le logo Roger Dubuis et divisions le prix par deux, cela ne marcherait jamais. Si vous regardez Porsche aujourd’hui, par exemple, avec des voitures dès 50'000 €, comparés aux 911 à partir de 150'000 €, le modèle d’affaire change un peu. Porsche gagne maintenant davantage avec ses modèles de moindre gamme et ses SUV, mais ils se trouvent quand même dans un segment élevé. C’est la même chose pour nos montres automatiques portant le Poinçon de Genève, à 15'000 € et plus nous sommes dans le segment élevé des montres automatiques. Notre approche est donc d’être sur le marché avec des produits pertinents en comparaison avec d’autres marques.

Pouvons-nous quand même nous attendre à voir quelques pièces un peu folles comme la Quatuor à l’avenir ?

Attendez cinq mois ! Le prochain SIHH. Nous aurons un record de premières mondiales en termes de matériaux et de nouveaux mouvements. On entend dire que la situation dans l’industrie est très difficile, mais je crois que le prochain SIHH sera au plus près de ce que Roger Dubuis défend.

Selon vous, quelles sont les opportunités et quels sont les risques pour la marque ?

A notre avis, les résultats de la marque ne reflètent pas ce qui se passe dans l’industrie dans son entier. Nos résultats sont très différents et ils sont influencés par notre capacité à créer et à développer des produits surprenants. Par exemple la montre des Chevaliers de la Table Ronde, que nous avons mise au point il y a quatre ans et qui coûte 240'000 CHF, est l’une des pièces qui remporte le plus de succès chez Roger Dubuis et nous ne fournissons que deux exemplaires par mois. Nous avons terminé deux séries limitées de 28 pièces chacune et nous en avons maintenant commencé une troisième. Personne n’aurait parié un centime sur ce concept et il n’y a pas de point de comparaison lorsqu’on développe un produit tel que celui-ci.

Naturellement le marché à Hong Kong souffre, et le marché à Paris a été affecté. Mais cela se passe très bien à Londres à cause de la dévaluation de la livre et nous aurons de l’espace pour nous développer dans des endroits où d’autres marques se trouvent depuis de nombreuses années. Il y a aussi une multiplication d’événements tout autour du globe. Le Brexit est l’un des exemples, cela crée beaucoup d’incertitudes dans les affaires, c’est-à-dire de nombreux hauts et bas.

Depuis deux ans nous avons un département intitulé « raretés », également disponible en Chine. Lorsqu’une société est intégrée verticalement comme la nôtre, il est plus facile d’inclure ce genre de choses. Nous avons décidé cela parce que nos clients, qui ont l’habitude d’acheter des voitures comme des Rolls Royce (qui sont maintenant, soit dit en passant, presque toutes faites sur mesure), ont besoin de ce service. Plus l’environnement des affaires est exigeant, plus des marques comme Roger Dubuis ont l’occasion de gagner des parts de marché, car les gens peuvent se lasser des marques qu’ils ont l’habitude de voir et par la surexposition de certaines d’entre elles. Cela donne de la place aux marques très spécialisées et très différentes. De plus, nos installations sont ici et nous pouvons les montrer pour prouver aux gens ce que nous pouvons faire. La seule chose que nous n’avons pas ce sont des alligators pour les bracelets !

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