Un entretien avec Carole Forestier

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An interview with Carole Forestier  - Cartier
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En quinze ans de collaboration avec le Groupe Richemont, Carole Forestier a construit à partir de zéro l’impressionnant savoir-faire horloger de Cartier, ce qui lui a valu le prix de Meilleur Horloger au Grand Prix d’Horlogerie de Genève en 2012. Lors du SIAR à Mexico le mois dernier, nous lui avons demandé d’où lui vient sa passion pour l’horlogerie et la construction de mouvements.

WorldTempus: Vous sentez-vous à l’aise en tant que femme dans un monde d’hommes ?
Carole Forestier: Il y a beaucoup de femmes dans l’industrie horlogère, notamment dans les ateliers où il faut avoir beaucoup de patience et être capable de travailler sur une toute petite échelle. Mais il est vrai qu’au niveau purement technique, il n’y a pas beaucoup de femmes.

Comment vous êtes-vous retrouvée dans l’industrie horlogère ?
Je ne m’y suis pas retrouvée, je suis née dans une famille d’horlogers. Mon père, ma mère et mon frère étaient tous horlogers. Je ne suis pas suisse, je suis née à Paris, mais mes parents avaient un atelier de restauration et je vivais dans l’atelier familial. Petit à petit j’ai commencé à démonter les mouvements. Mon frère préférait les faire fonctionner, mais moi je voulais les défaire pour voir comment ils marchaient, au grand désespoir de mon père ! Une fois que j’avais compris leur fonctionnement, je n’avais pas très envie de les réassembler. Après avoir démonté des mouvements jusqu’au niveau de la répétition minutes et avoir lu quelques livres, je me suis pris de passion pour l’horlogerie sans vraiment m’en rendre compte.

Quand j’étais adolescente, je me souviens que mes amis étaient fans des  grands chanteurs du moment, comme Michael Jackson, tandis que j’étais fan des grands horlogers. Alors je faisais la queue sur les Champs-Elysées pour entrer au salon Belles Montres et demander un autographe à Daniel Roth, par exemple.

Votre rêve s’est donc réalisé ?
J’ai demandé à mon père si je pouvais aller dans une école d’horlogerie et il m’a répondu que si je voulais faire cela il fallait que je me rende en Suisse. Donc je suis partie à La Chaux-de-Fonds à 16 ans et j’y ai passé mon diplôme d’horlogerie. Je ne suis jamais vraiment retournée à Paris car il n’y pas beaucoup d’usines horlogères là-bas, alors j’ai commencé ma carrière à La Chaux-de-Fonds et j’y suis restée depuis lors.

Le fait que vous travailliez pour Cartier, une marque française, est-il une pure coïncidence ? 
Oui. A l’époque Cartier cherchait quelqu’un pour travailler au développement des mouvements. Mais pour une personne s’intéressant au côté technique des choses, ce n’était pas nécessairement la première marque qui venait à l’esprit. Cartier était connu pour sa joaillerie et a essayé de m’engager pendant deux ans. Quand j’ai compris quelles étaient ses ambitions, j’ai réalisé que c’était une opportunité extraordinaire. Partir d’une feuille blanche et parvenir à créer tout ceci pour une marque aussi prestigieuse n’est pas une occasion qui se présente deux fois dans une vie.

Existe-t-il une journée typique de travail pour vous ?
Nous avons une grande équipe, avec 35 personnes travaillant à la fabrication des mouvements, la plupart sont des ingénieurs. Il y a également des sous-équipes composées de spécialistes dans différents domaines, comme notre mouvement de base 1904 ou les mouvements haut de gamme et les mouvements Poinçon de Genève pour lesquels il faut prendre en compte les bons critères dès le départ. Donc je travaille avec toutes ces équipes et le moment que je préfère c’est lorsque je passe en revue les développements et que l’on peut voir le mouvement virtuel sur l’écran et entrer dans les détails.

 

Rotonde de Cartier Astrocalendaire

 

Il y a une immense attention portée aux détails dans vos mouvements et dans vos montres, par exemple dans la configuration révolutionnaire de votre calendrier perpétuel. Cela résulte-t-il de votre implication ?
La beauté de travailler chez Cartier, c’est que les présentations de produits ne sont pas écrites d’un point de vue marketing. Elles naissent d’une réflexion commune entre les designers et les concepteurs de mouvements. Nous essayons toujours de nous interroger sur ce que nous pouvons améliorer. Prenons l’exemple de l’Astrocalendaire : nous nous sommes demandé quels problèmes posaient les calendriers perpétuels. Il y avait le risque d’endommager le mouvement et la confusion pour le client avec tous les boutons poussoirs correcteurs. Alors dans le dossier de production nous avons écrit que nous essaierions de trouver de nouvelles solutions pour améliorer cela et de parvenir à quelque chose de nouveau et d’utile.

Comment déterminez-vous quand les innovations présentes dans les pièces uniques de vos modèles de conception peuvent être utilisées dans les collections de montres Cartier ?
C’est le processus d’industrialisation et c’est l’un des plus longs. Les modèles de conception comportent des matériaux et des technologies totalement nouveaux. Parfois quand nous les expérimentons, nous aboutissons à une impasse, et il faut tout recommencer. C’est quelque chose de difficile à planifier. Ce n’est pas du développement de produit classique.

Mais vous avez des délais à respecter, comme le SIHH, que vous ne pouvez pas manquer…
Oui, bien sûr. Il y a le marketing, et il y a la réalité. A un certain stade, nous devons prendre en considération la stratégie marketing, mais l’équipe marketing est assez intelligente pour savoir que le scénario idéal n’est pas toujours possible et que nous devons trouver un compromis. Mais c’est la technologie qui montre la voie, c’est ça la réalité.

Avez-vous un domaine de prédilection parmi tous ceux qui composent votre travail ?
Ce que j’aime beaucoup et ce pourquoi je crois que nous sommes bons c’est que, comme nous sommes relativement nouveaux dans l’industrie horlogère chez Cartier, nous pouvons avoir une approche des choses assez rafraîchissante. C’est ce qui nous rend différents des autres aujourd’hui. Il faut le voir comme un avantage. On peut observer ce que les gens ont fait pendant des siècles et nous demander s’il y a une meilleure façon de le faire.

Est-ce important pour vous de venir au SIAR à Mexico ?
C’est très important. Cela me donne un aperçu de ce qui se passe dans l’industrie. Lorsque vous êtes coincé à l’usine chaque jour, il est essentiel de sortir. Le point de vue du client est souvent différent de celui des gens du sérail, et il est indispensable de savoir comment nos montres sont accueillies. Lorsque le premier maillon de la chaîne rencontre le dernier, le client, c’est un moment magique, pour lui comme pour nous.

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