Interview de Guido Terreni

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Interview with Guido Terreni - Bulgari
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« Je préfère concevoir une pièce qui soit perçue aujourd’hui comme disruptive, plutôt que de réinterpréter ce qui a été fait par le passé. »

Guido Terreni a rejoint Bulgari en 2009 et a chapeauté le lancement des collections Octo, Serpenti et Lvcea. Alors que Nouvel An et la sortie des nouveaux modèles approche, WorldTempus a souhaité revenir sur la dernière décennie et les garde-temps phares de Bulgari.

Comment avez-vous vécu l’évolution de la gamme de montres Bulgari au cours de ces dix dernières années ?
C’est une belle aventure qui a commencé en mars 2009. Dès lors, nous avons entièrement revu la gamme telle qu’elle existait à cette période. L’ensemble des accomplissements réalisés lors de la dernière décennie découlent d’un processus approfondi dans le cadre duquel nous avons cessé de nous préoccuper de la concurrence et commencé à nous focaliser sur nous-même, sur ce que nous voulions devenir et ce pour quoi nous voulions être reconnus en matière d’horlogerie. Ce fut une démarche très introspective qui nous a permis de puiser au plus profond de nous pour proposer des produits immanquablement Bulgari.

Le premier lancement majeur que j’ai orchestré était celui de la Serpenti en 2010. C’est le meilleur exemple de tout le travail accompli, étant donné que cette montre est unique en son genre et ultra-féminine. Il ne s’agit pas d’une simple version réduite d’un modèle pour hommes. Il s’agit au contraire de penser à une femme de caractère, libre de faire ses propres choix – qui ne se contente pas de suivre le mouvement. Le génie du design italien entre également en jeu, car nous sommes partis d’un élément aussi banal qu’un tuyau de gaz (Tubogas) et nous l’avons transformé en bijou.

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L’autre grande histoire est celle de l’Octo, car elle est née après l’intégration des marques Gérald Genta et Daniel Roth qui ont servi d’instruments pour le développement de Bulgari en conférant la plus haute expertise horlogère à une marque au goût prononcé pour l’esthétisme et le lifestyle.

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La Lvcea est la dernière-née et se présente comme une montre féminine aux formes rondes classiques. Cette démarche fut extrêmement enrichissante. Ce fut difficile au début, car nous avons dû expliquer notre vision à l’interne, puis à l’externe. Plus elle prenait vie et plus il devenait facile pour les autres de comprendre.

Vous avez évoqué le fait de faire abstraction de la compétition. Est-ce ce que ce fut facile ?
Oui, car on développe ainsi un sentiment d’appartenance à la marque. Après tant d’années, on a la marque dans la peau et cela devient presque instinctif. Ces dix dernières années, je ne me rappelle pas avoir vu le moindre document adressé à Fabrizio [ndlr : Fabrizio Bunonamassa, Directeur artistique] au sein du département de design, car nous sommes tous deux conscients des besoins de la marque et des attentes des clients, néanmoins nous devons laisser un maximum de place à la créativité lors du processus de conception. Nous avons assimilé ce que nous voulions être. Le défi consista alors à transformer ces idées en succès commercial parce qu’il faut non seulement créer le produit, mais également tout ce qui va de pair. Nous avons cherché à susciter une émotion qui puisse se traduire par une décision rationnelle aboutissant à l’achat d’un produit.

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Je dis toujours que l’esthétique peut susciter trois réactions : « J’aime », « J’aime pas » et « Ouah ! ». La Serpenti est celle qui procure le sentiment « Ouah ! ». La Finissimo en est le pendant masculin avec son allure surprenante qui sort des sentiers battus.

Des montres, telles que la Diva Finissima Répétition Minutes, n’auraient certainement pas pu voir jour sans l’expertise que vous avez acquise ne serait-ce que d’un point de vue horloger, n’est-ce pas ?
Tout à fait. Avec une telle expertise à notre disposition, il est plus facile pour nous d’avancer que rien n’est impossible. Le tournant marqué par l’Octo repose sur la volonté d’avoir une interprétation contemporaine des montres ultra-fines qui, jusqu’au lancement de l’Octo tendaient à arborer des designs plutôt conservateurs. Nous voulions sortir de ce carcan et donner aux hommes l’impression qu’ils portent quelque chose de nouveau au poignet. 

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Une fois que l’on dispose de mouvements aussi intéressants, on peut commencer à se demander si l’on ne pourrait pas les utiliser pour animer des modèles pour femmes. Ma réponse à cette interrogation fut que nous ne pourrions sans doute pas tous les utiliser (le mouvement automatique, par exemple, a été conçu pour se loger dans un boîtier de 40 mm, ce qui le rend certainement plus adapté aux montres pour hommes) et que, dans tous les cas, rien ne nous obligeait à le faire. En revanche, la répétition minutes est plus petite en taille et s’intègre à merveille dans un boîtier de 37 mm. J’ai eu l’idée de lancer une répétition minutes pour femmes comme grande première pour la marque et ce fut un franc succès. Nous souhaitions qu’elle reste plutôt exclusive, mais le nombre de femmes qui ont manifesté de l’intérêt pour cette montre s’est avéré plus élevé que ce que nous avions imaginé. Par conséquent, cela nous pose des problèmes, car nous devons également produire l’Octo Finissimo Répétition Minutes ! 

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L’Octo Finissimo connaît un succès retentissant, quels que soit les matériaux choisis pour le boîtier, le bracelet et le cadran. Avez-vous des limites à ne pas franchir en ce qui concerne les matériaux ou les mouvements ?
Si vous discutez avec Fabrizio, il se fera un malin plaisir de décortiquer ce genre de question. Il adore les défis et j’apprécie cette interaction entre les pôles créatifs et horlogers de la marque. Nous travaillons extrêmement bien ensemble, mais il est également question de collaboration entre deux cultures différentes qui s’encouragent mutuellement pour se surpasser.

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Le fait que nous ayons accompli tant de choses sur le plan technique nous pousse à être plus courageux et plus audacieux. Si nous avions proposé certaines de nos plus récentes idées il y a quelques années, nous aurions rencontré davantage de résistance. Nous sommes convaincus que nous pouvons explorer l’inconnu et nous ne pouvons pas nous contenter de regarder en arrière pour trouver de l’inspiration. C’est une bonne chose de pouvoir interpeller les gens qui disent « nous l’avons toujours fait comme ça ». Pour ce qui est de la Finissimo notamment, le processus fut guidé par l’esthétique et la technologie. En réalité, l’évolution esthétique a pris autant de temps que celui qui a été nécessaire au développement des montres elles-mêmes. En 2014, nous avions surpris tout le monde avec le tourbillon le plus plat du monde. Avec son cadran noir laqué et son bracelet en cuir d'alligator, ce modèle en platine était plutôt conservateur en termes de matériaux utilisés, mais sa forme était si moderne et nouvelle qu’elle s’imposa d’emblée. La répétition minutes fut le modèle qui nous a amené vers un style plus contemporain, bien avant l’arrivée du bracelet en métal. Le modèle automatique a nécessité trois ans de plus de développement, ce qui fut plutôt une aubaine, étant donné que nous n’étions pas tout à fait prêts sur le plan esthétique. Habituellement, c’est l’esthétique qui guide l’aspect technique, mais dans ce cas précis, nous avons eu l’occasion de pousser l’aspect esthétique de la montre encore plus loin. 

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Y a-t-il quelque chose que nous ne ferons jamais ? Non. Cependant, ce qui est sûr, c’est que nous n’allons pas multiplier les références ou créer une nouvelle montre, uniquement parce que quelqu’un nous demande d’en créer une avec un cadran bleu. Nous tenons à ce qu’il y ait une raison valable derrière chaque nouveau produit.

La finition sablée des modèles Octo est très particulière. A-t-il été difficile de conserver le même rendu sur les différents matériaux ?
Nous avons commencé avec le titane pour lequel un simple traitement sablé a suffi. Nous devons avoir une finition uniforme pour les trois composants que sont le cadran, le boîtier et le bracelet. Ce n’est pas une mince affaire, car chaque composant réagit différemment au traitement. Le cadran est complètement plat ; c’est une pièce de titane d’à peine 0,3 mm d’épaisseur. Le boîtier présente des parties arrondies sur la lunette, ainsi que sur l’ensemble des angles de sa forme hexagonale. Quant au bracelet, il a une tout autre forme. Avec le titane, les différences de textures ne ressortaient pas, mais lorsque nous avons passé à l’acier blanc, toutes les variations de grains se sont révélées plus visibles et la lumière se réfléchissait davantage, ce qui nous a pris passablement de temps pour perfectionner l’uniformité du rendu. Nous avons également dû ajouter deux microns d’or et deux microns de palladium à l’acier avant le rhodiage pour obtenir le rendu que nous souhaitions. 

Interview de Guido Terreni

Y a-t-il un type de montres ou un projet en particulier sur lequel vous avez préféré travailler ?
J’adore les Finissimo et je n’arriverais pas à citer une référence que j’aime mieux ou moins que les autres. Elles ont toutes leur raison d’être. Le plus beau développement est de loin le mouvement automatique. Ce n’est pas le plus onéreux, mais c’est celui qui nous a donné le plus de fil à retordre et c’est aussi le plus important.

Comment pouvez-vous être certain de vos choix ?
Je pense que c’est lié à notre perception de la vie en général. Les montres vintage sont très en vogue en ce moment. Lorsque nous étions plus jeunes, nous pensions que le futur serait un meilleur endroit pour vivre ; désormais il y a beaucoup plus d’incertitudes, les gens sont moins optimistes et pensent que c’était mieux par le passé. C’est la raison pour laquelle les gens ont le regard tourné vers le passé. Je refuse de le faire en tant que personne et Bulgari refuse de le faire en tant que marque, c’est pourquoi nous nous poussons mutuellement à emprunter des voies créatives encore inexplorées. Nous partons de rien, mais c’est très difficile. De nombreuses marques parlent d’ADN et réinterprètent leur héritage. Pour ma part, je pense que nous devrions chercher au plus profond de notre âme et de nos émotions. L’ADN est un concept scientifique et c’est une règle – elle reste immuable durant toute votre vie. 

Toute montre vintage actuelle était perçue comme disruptive en son temps. Je préfère concevoir quelque chose qui soit disruptif aujourd’hui, plutôt que de réinterpréter quelque chose qui a été créé par le passé. Par ailleurs, les vrais passionnés et collectionneurs de montres seront toujours à la recherche de l’original plutôt que de sa réinterprétation.

Cela ne veut pas dire que le passé n’a pas d’importance. Il nous définit, fait partie de nous et nous devons le respecter, mais cela ne signifie pas que nous devons nous contenter de le reproduire.

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