Cette pierre angulaire, posée en 1985, existe toujours et s'appelle Desrues, un parurier historique. Aujourd'hui en 2015, elle cohabite avec onze autres maisons (ajoutées de quelques ateliers de confection). Toutes œuvrent dans les métiers les plus divers de la mode et des artisanats : la botte, le chapeau, le gant, la plume, la broderie, le bouton, parmi d'autres. Toutes différentes mais, pour Chanel, toutes semblables : des métiers d'art rares qu'il faut préserver.
Prendre une participation dans chacune d’elles afin de les mettre hors de danger (de prédation ou de banqueroute), c'est la solution imaginée par Chanel, une sorte de pépinière appelée Paraffection. Avec la célèbre maison de la rue Cambon comme actionnaire, toutes ces maisons peuvent sans crainte envisager un avenir serein.
Ces protégées restent néanmoins indépendantes et peuvent donc fournir tous clients, concurrents de Chanel compris. Même si, dans les faits, certaines maisons confessent sans fard que Chanel est aujourd'hui leur principal donneur d’ordre.
Rien à montrer, rien à vendre
Lesage est l'une d'elles. Créée en 1924, son nom n'est devenu (grand) public que lorsqu'elle signa les exceptionnels cadrans brodés signés Chanel au sein de la collection Mademoiselle Privé Broderie. Ce métier de prestigieuse broderie, Lesage l'exerce en France, terre historique de cet art. La maison est sise au nord est de Paris, loin des étincelles des Champs-Elysées ou de la Place Vendôme.
Car, que l'on ne s'y trompe pas, Lesage est un atelier. Ni une boutique, ni un show-room, encore moins une marque. Lesage ne vend rien sous son nom mais les experts ne s'y trompent pas : il n'existe que deux ou trois maisons parisiennes capables d'un tel art de broderie, et la touche Lesage en est la figure de proue aisément identifiable, par la finesse de son art mais aussi par son originalité.
Le jeu des deux erreurs
Ce serait une grave erreur de voir en Lesage un atelier suranné où s'affairent de petites mains ayant traversé les âges. A Pantin, la moyenne d'âge est d'environ 30 ans. Chaque année, ce sont des promotions de 500 élèves qui affluent sur le marché de la broderie, d'une insolente vitalité. A titre de comparaison hexagonale, un lycée horloger comme celui de Morteau forme des promotions de douze à quinze horlogers seulement.
Ce serait aussi une erreur que de voir en la broderie un art momifié. Parmi les derniers matériaux brodés figure le...béton. "C'est une idée de Karl (Lagerfeld, ndlr)", souffle Hubert Barrère, Directeur Artistique de la maison Lesage. « Il a reçu dernièrement de petits fragments découpés de béton pour figurer sur une création et s’est dit que ce serait une bonne idée de les broder ». Le Kaiser, tel qu’il est surnommé, vient de fêter ses 82 ans et reste d’une vivacité créative à toute épreuve. L’empreinte Lagerfeld est perceptible au détour de nombreux ateliers de la maison Chanel.
Du fil au kilomètre, des boutons à la tonne
La maison compte 75 000 archives couvrant plusieurs siècles de création. Ce chiffre issu du passé témoigne de l’emprise historique de Lesage sur son métier. Il ne doit néanmoins pas faire oublier celle de Lesage sur la broderie contemporaine. Au total, ce sont 45 brodeuses qui s’activent au quotidien à Pantin. Elles travaillent sur un ensemble de matériaux pesant plus de 60 tonnes – un élément critique pour la conception des bâtiments qui regroupent les métiers de Lesage.
Au final, ces doigts d’or parent Chanel de multiples créations émaillant une douzaine de défilés par an, dont principalement celui de haute couture. Ce dernier habille un groupe très restreint d’environ 350 clientes dans le monde. Comme le veut l’usage, toutes ne porteront leur habit de lumière, notamment brodé par Lesage, qu’une seule et unique fois.
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