Les archives de Breguet, essai de description

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Breguet's archives, a description - Breguet
Que ce soit pour un personnage, un lieu, une invention, une civilisation ou une entreprise, que peut-on écrire si l’on ne dispose pas de sources ?

Comment écrirait-on l’Histoire sans document ? Que pourrait faire l’historien sans les sources dont la consultation est sa tâche prioritaire et sa raison d’être ? Que ce soit pour un personnage, un lieu, une invention, une civilisation ou une entreprise, que peut-on écrire si l’on ne dispose pas de sources ?

Dans le cas de la société Breguet qui fabrique des instruments d’horlogerie sans interruption depuis le dernier quart du XVIIIe siècle, un fonds d’archives inestimable a survécu jusqu’à nous, précieusement conservé à Paris, aujourd’hui sur le site prestigieux de la Place Vendôme. 

Cet ensemble de documents, probablement un modèle du genre, peut être classé en plusieurs grandes familles dont cette étude va essayer de tracer les grandes lignes :

Les registres de fabrication retracent le détail de la construction de chaque montre avec la date et le coût de chaque opération ainsi que le nom des intervenants. Ces registres de fabrication couvrent une période s’étendant de 1787 au milieu du XIXe siècle. Ces registres de fabrication permettent de suivre le temps de réalisation d’une montre depuis le moment où l’ébauche du mouvement, ou « blanc », reçoit le numéro individuel qui va devenir en quelque sorte sa « carte d’identité » jusqu’aux dernières opérations avant livraison aux clients. Tout est chiffré, de l’ébauche jusqu’à l’écrin, en passant par les rouages, le cadran, les aiguilles, la boîte et les différentes opérations de réglage. Certains éléments ont un prix très élevé, comme les boîtes qui représentent fréquemment jusqu’au tiers du prix coûtant de la montre terminée et plus du double du prix de l’ébauche. Le temps de fabrication est bien évidemment fonction du degré de complication de la pièce, mais globalement l’on peut dire qu’il décroit au fil des décennies. Alors qu’il fallait compter environ deux ans au début de l’Empire pour la réalisation d’une pièce classique, simple ou à répétition, on parvient, vers 1820, pour la même pièce, à un délai moyen de fabrication situé entre douze et quinze mois. Breguet, on le sait, s’est toujours investi dans l’organisation du travail et sa rationalisation. Le temps de fabrication de chaque montre est donc connu. A titre d’exemple, la jolie montre à phases de lune du Duc de Frias, la Breguet nº 3066, qui s’affichait en 2009 à l’entrée de l’exposition du Musée du Louvre, fut commencée le 15 janvier 1817 pour être terminée le 16 décembre 1818.

 

Montres Breguet No. 3066, envoyée le 18 juin 1818 au duc de Frias pour la somme de 2,700 francs. Coll. Montres Breguet SA.

 

La mention du nom des intervenants permet de connaître le nom des collaborateurs de Breguet, mais aussi de ses fournisseurs. Ainsi connaît-on l’identité de ses fournisseurs d’ébauche et de rouages (Decombaz, Sandoz, Benoit, Petremand, Laloë, Vuitel et quelques autres), mais également des fabricants de boîtes (le fameux quatuor constitué de Gros, Mermillod, Joly et Tavernier), d’aiguilles (généralement Thévenon mais aussi parfois Albertine Marat, la sœur du célèbre révolutionnaire) etc… On peut ainsi suivre au fil des mentions combien d’années tel ou tel horloger a collaboré avec la maison. Tous les horlogers attachés à la maison, qu’ils travaillent sur place quai de l’Horloge ou à leur domicile, sont payés « aux pièces » et non avec un salaire fixe. Leur rémunération est le reflet exact de la quantité de travail effectuée et consignée dans ces fameux registres de fabrication. A.-L. Breguet est très exigeant avec son personnel mais il sait aussi le récompenser quand le travail est remarquable. Dans ce cas, une tradition familiale relate qu’il ajoute avec sa plume une petite queue à un zéro final pour le transformer en neuf. Ainsi 100 peut devenir 109 !

 

Croquis décrivant l'installation d'un chronomètre de marine à  bord d'un navire (vers 1820). Coll. Montres Breguet SA.

 

Par ailleurs, les indications fournies dans les registres permettent de connaître précisément à la fois le prix coûtant de la montre ainsi que son prix de vente au client. Ainsi peut-on déterminer la marge bénéficiaire que Breguet décide de prendre. C’est sur cette marge et sur elle-seule que Breguet fait marcher sa maison, supporte les frais administratifs et d’entretien, finance projets et déplacements et tire sa subsistance et celle de son famille. On constate que la marge varie selon le degré de complication des pièces. A titre d’exemple, une montre de souscription en argent possède un prix coûtant de 450 Francs et un prix de vente de 600 Francs (coûtant +33,5%), une montre à répétition classique un prix coûtant de 1310 Francs et un prix de vente de 1800 Francs (coûtant +37%). Pour certaines pièces cependant, luxueuses et sans équivalent chez ses concurrents, comme les montres perpétuelles, les montres à Tourbillon, les montres à tact ornées de diamants ou les pendules sympathiques, Breguet va pratiquer des marges un peu plus importantes allant de 65 à 135%.

Il est peu dire que ces registres sont riches d’enseignement…

Les registres des ventes permettent de suivre les ventes de toutes les montres Breguet, par leur numéro individuel. Ces registres, hélas lacunaires de 1787 à 1790, sont complets de 1791 à nos jours et constituent un bien inestimable. Chaque mention comporte le numéro individuel de la montre, une brève description de la pièce, la date de la vente, le nom de l’acheteur et le prix de vente. Le cas échéant, la mention est complétée par des numéros de réparation qui renvoient aux registres de rhabillage. On peut ainsi, par les réparations successives mentionnées, suivre l’itinéraire d’une montre et ses différents propriétaires pendant plusieurs générations. A partir de 1845 environ, la coexistence des registres de fabrication et des registres de ventes qui en sont une version simplifiée va disparaitre, pour ne laisser la place qu’à un seul type de registres, celui des ventes. C’est ce type de registre qui existe encore aujourd’hui. En effet, à l’heure de l’informatique et des supports numériques qui évoluent toujours plus vite et dont nul ne sait si leur lecture sera encore possible dans cinquante, cent ou cent-cinquante ans, la maison Breguet a pris la décision d’imprimer sur un papier et avec une encre de haute qualité la production contemporaine. Ainsi pourra- t-on disposer du même degré d’information que dans le passé pour connaître dans le futur la vie de la société Breguet à la fin du 20ème siècle et au début du 21ème siècle. Le contraire eut été un comble !

Les registres de rhabillage contiennent de précieux renseignements. Breguet recommandait, et recommande toujours, à ses clients de faire réviser ou réparer ses Montres chez Breguet. L’atelier avait une telle réputation qu’il réparait des montres de toutes marques et de tous pays. Le plus ancien registre de rhabillage conservé commence le 5 décembre 1791, et la tradition, très contraignante, de noter chaque réparation dans un livre relié a perduré jusqu’au début des années 1970. Les plus anciens registres couvrent une période située en pleine Révolution française. On y trouve, épars, les noms de la Reine Marie-Antoinette pour sa perpétuelle nº 46, d’Axel de Fersen pour sa montre militaire de fabrication suédoise, de Madame belle-sœur du Roi (la comtesse de Provence, épouse du futur Louis XVIII) pour sa perpétuelle nº27. Les plus grands noms de France se côtoient. Mais les événements s’accélèrent et la façon de mentionner le nom des clients évolue rapidement ! La princesse de Monaco devient « Madame Monaco », le duc de Praslin devient le « citoyen Praslin ». 

Montres Breguet Archives

Quelques années plus tard, les titres anciens vont réapparaître et de bien nouveaux vont apparaître sous l’autorité de Napoléon. Les archives Breguet sont un annuaire d’une haute société en perpétuel renouvellement. Sur le plan sociologique, elles peuvent livrer une mine d’informations…

Ces trois types de registres confèrent donc aux archives Breguet un caractère unique par leur cohérence et la période exceptionnellement longue qu’ils couvrent sans années manquantes. Hélas, le saccage des ateliers survenu en 1794 au cours de la Terreur Révolutionnaire nous prive d’une partie des registres compris entre 1787 et 1790 (les ventes purent être reconstituées à partir de 1791), et de la quasi-totalité des documents relatifs aux débuts de la maison de 1775 à 1787.

Une quatrième catégorie de registres vient encore compléter les archives, ce sont les certificats d’authenticité dont le premier conservé date de 1808. Cette année-là, certains acquéreurs de montres et pendules se voient remettre un document qualifié de « facture » sur lequel figure : le nom de l’acquéreur, la date de la vente, la description de la pièce et son signalement complet (diamètre, épaisseur, nature du cadran, numéro de la boîte, type d’échappement, poids total, etc.). Pour les pièces compliquées ou peu courantes, cette « fiche » s’accompagne d’une notice technique et d’un mode d’emploi des différentes fonctions. En effet, il ne s’agissait pas tant de garantir l’origine de la pièce que de la décrire avec une grande précision et d’expliquer son fonctionnement. A cet égard, on peut citer l’anecdote suivante : c’est à la lecture de ces certificats que l’auteur de ces lignes redécouvrit une invention de la maison Breguet tombée dans l’oubli, celle du « remontoir sans clé », en d’autres termes, celle du remontoir moderne. La phrase suivante, présente au sein de la notice nº 1290 décrivant la montre Breguet nº 4952 vendue au comte Charles de l’Espine le 30 décembre 1830 est sans équivoque : Pour remonter la montre (…), il suffit de faire tourner entre l’index et le pouce, de droite à gauche, le bouton d’or molleté qui est dans le pendant. On continue de rouler ce bouton entre les doigts jusqu’ à ce qu’on sente l’arrêt. 

Ce type de document était bien utile au propriétaire de la montre ainsi qu’aux horlogers appelés à les réviser ou à les réparer. Breguet, du fait de sa clientèle internationale, admettait parfaitement qu’un client ne puisse pas toujours s’adresser à lui, et dans son souci d’organisation, il avait mis sur pied un réseau d’horlogers capables de « toucher » à ses montres. C’est ainsi par exemple, qu’en 1818, apparaît sur les certificats la mention suivante :

En cas d’accident à mes montres, on peut s’adresser : 

-à Londres, chez M. Fatton, New Bond Street 92 

-à Madrid chez M. Charost -à Moscow chez M. Ferrier 

-à Constantinople chez M. Leroy à Péralès Constantinople 

-à Pétersbourg chez M. Wenham, maison frères Livio 

-à Vienne chez M. Holzman père & fils, rue rouge nº 140

A la fin du 19ème, une évolution très nette se fait sentir puisque les certificats concernent de moins en moins les pièces neuves. En effet apparaissent les certificats délivrés pour des pièces anciennes à la demande de collectionneurs. Cette activité d’expertise et de délivrance de certificats d’authenticité se poursuit encore de nos jours. 

En plus des registres que l’on vient d’évoquer, l’on pourrait citer le fameux livre « pour les commissions », c’est-à-dire pour les commandes spéciales, celui-là même où se trouve consignée la demande pour une montre « pour brasselet » commandée en 1810 par Caroline Murat reine de Naples, ou encore des livres d’inventaires.

Mais les archives Breguet se composent aussi de nombreux autres documents : lettres de clientèle qui sont une source précieuse de renseignements sur la nature et la qualité des relations du grand horloger avec ses clients. Cahiers d’atelier, notes techniques en grand nombre, souvent éparses, écrites de la main d’Abraham-Louis Breguet ou de son fils Antoine-Louis. Sans oublier bien sûr les fameux chapitres entiers du Traité d’horlogerie que Breguet préparait et qu’il n’eut pas le temps de finir, chapitres parvenus au stade final de rédaction et qui sont venus enrichir en 2010 un ensemble déjà remarquable.

Loin d’être des documents inertes, ces différentes archives font le bonheur des historiens qui les consultent ; elles constituent, on l’a vu, un outil précieux pour appréhender différents aspects de la vie de l’entreprise, et pour établir des certificats d’authenticité. Elles ont servi et servent toujours à l’écrire l’histoire de la société Breguet dont bien des aspects pourront encore faire l’objet d’études. Les archives Breguet ont vécu au rythme de l’histoire de Paris autant qu’au rythme même de la société dont elles sont le reflet, elles ont survécu à bien des révolutions, déménagements, changements de propriétaire, guerres et crises économiques, et leur « baraka » force l’admiration. Mais ces archives se prolongent aujourd’hui avec les registres imprimées de la production contemporaine qui deviendront un jour, à leur tour, des documents anciens !

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