Ces marques qui viennent d'ailleurs

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De Guess à Victorinox Swiss Army, en passant par Gucci ou Lacoste, les montres de marques multi-produits se vendent par dizaine de millions à travers le monde. Un marché énorme qui s'appuie sur le bien le plus précieux de ces maisons: leur nom.

Bilan Luxe - Printemps 2011 
Fabrice Eschmann

 

Severin Wunderman était un visionnaire. Bien avant de devenir le propriétaire de Corum, il est le premier à avoir eu l'idée qu'une marque de mode pouvait aussi vendre des montres. Il en persuade alors Aldo Gucci et décroche du même coup sa première licence horlogère. Le succès est immédiat.

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Calvin Klein, Esprit, Tommy Hilfiger, Guess, Hugo Boss, Dolce & Gabbana,  
Lacoste, Puma, Adidas, Victorinox et Wenger, 
Davidoff et Dunhill... © DR Bilan

 


Nous sommes en 1972. Depuis, toutes les enseignes de mode et de sport, ou presque, se sont mises à produire des montres. Calvin Klein, Esprit, Tommy Hilfiger, Guess, Hugo Boss, Dolce & Gabbana, Lacoste, Puma, Adidas; mais aussi les couteliers Victorinox et Wenger, les cigarettiers Davidoff et Dunhill, le fabricant de machines de chantiers Caterpillar ou le chausseur Bally; même le haut de gamme n'échappe pas à ce qui semble être devenu un eldorado commercial: Hermès, Louis Vuitton, Chanel ou encore Dior. Leur démarche horlogère, bien que sensiblement différente, s'appuie comme les autres sur une valeur sûre: la notoriété de leur nom. Une valeur si précieuse qu'elle ouvre la porte à un marché international colossal, en pleine croissance, qui se compte en centaines de millions de montres par année. Bienvenue dans le «brand stretching», l'univers des marques élastiques.

En 1933, le champion de tennis français René Lacoste laisse tomber sur le court la classique mais inconfortable chemise amidonnée à manches longues pour une sorte de T-shirt à col. Le premier polo est né, l'aventure Lacoste peut commencer.

 

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Aujourd'hui, deux produits Lacoste par seconde sont vendus dans le monde. En 2009, le groupe au crocodile – l'un des logos les plus reconnus par les consommateurs – pesait 1,4 milliards d'euros de chiffre d'affaires, était présent dans 114 pays à travers un réseau de plus de 1100 boutiques et 2000 corners, sans compter les points de ventes spécialisés et les magasins de sport. Le polo n'y est cependant plus pour grand-chose. La marque s'est diversifiée dès les années 1950 et commercialise désormais des vêtements hommes, femmes et enfants, des chaussures, des parfums, de la maroquinerie, des ceintures, du textile de maison, des téléphones mobiles, des bijoux fantaisies et des montres, le tout sous licences.

«En termes marketing, on appelle cela une extension de marque, explique François Courvoisier, doyen de l'Institut de recherche en marketing horloger de la HEG-Arc de Neuchâtel. A partir d'un métier de base, l'enseigne vise à plonger son client dans un univers complet, proposant par exemple une gamme de produits capables de l'habiller de pied en cap.» Au milieu de cette panoplie, la montre prend bien souvent des allures de garniture. Une réalité que ne cherche pas à nier Françoise Dubois, directrice marketing de Lacoste Montres chez Movado Group Inc., société qui détient la licence internationale depuis 2007: «La montre Lacoste est davantage un accessoire qu'un garde-temps. Elle apporte une touche supplémentaire d'audace et d'élégance à la silhouette Lacoste. En ce sens, elle se rapproche d'une paire de baskets ou d'un téléphone portable, qui viennent compléter un look, un style de vie.»

 

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Un discours très institutionnel que vient quelque peu bousculer Kalust Zorik. Pour le consultant en stratégie d'entreprise et président des Journées internationales du marketing horloger, l'intérêt des marques multi produits pour l'horlogerie s'explique de manière bien plus pragmatique: «L'or ou les diamants, il suffit de les peser pour en connaître le prix. Rien de tel avec la montre, qui est un produit complexe. La fixation de son prix est un mystère, et le consommateur lambda est de toute façon bien incapable de le définir. C'est intéressant au niveau de la marge bénéficiaire, et cela attire beaucoup de newcomers. Encore faut-il se prévaloir d'un minimum de légitimité!»

Que peuvent bien, effectivement, avoir en commun des montres et des couteaux de poche? «L'acier», répond spontanément Alexander Bennouna, CEO de Victorinox Swiss Army, qui se réclame d'une «diversification par la périphérie». Précipité dans le marasme économique par les attentats du 11 septembre 2001 et la batterie de restrictions qui ont suivi, le célèbre fabricant de couteaux suisses a dû réagir. Sa filiale américaine commercialisait déjà aux Etats-Unis des montres depuis 1989 sous la marque Swiss Army. Cette dernière avait été rachetée en 2000 par sa maison-mère. Après les attentats, les deux ont fusionné en 2002 pour devenir Victorinox Swiss Army. Depuis, la société produit en partie à l'interne un demi million de montres par an – dont 80% de quartz – vendues 600 francs en moyenne. «Et la croissance est à deux chiffres», conclut Alexander Bennouna.

La logique qui a prévalu à la naissance des montres Davidoff semble un peu plus tortueuse. «La société Zino Davidoff n'a rien à voir avec les produits liés au tabac », précise d'emblée Carey S. Pepper, General Manager Marketing & Licenses, visiblement soucieux de la réputation de l'entreprise familiale basée à Bâle. Zino Davidoff est pourtant le même homme qui, dès 1940, s'est affirmé comme le spécialiste mondial du cigare, après avoir repris le commerce genevois de son père en 1931. Egalement inventeur de l'humidor, la cave-à-cigare, il n'a pas tardé à étendre son nom à d'autres articles, liés au monde du tabac d'abord – cendriers, briquets – puis dans les accessoires. En 1980 cependant, les produits sous licences sont détachés des activités de tabac et réunis sous la marque Zino Davidoff . Aujourd'hui, cette dernière commercialise des instruments d'écriture, de la maroquinerie, des parfums, des lunettes, du café et du cognac. Les montres, quant à elles, après un lancement manqué en 1985, sont à nouveau d'actualité depuis 2008. Positionnées dans un segment de «luxe accessible» (2000 à 20'000 francs), elles s'appuient – comme les autres produits de la marque – sur «l'art de vivre de Zino Davidoff » et le label Swiss Made.


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Quelle que soit la genèse de ces montres, le succès semble pourtant assuré. Même si, liés au sacrosaint secret des affaires, aucun de nos interlocuteurs n'avance de chiffres précis quant au nombre de montres vendues, tous n'utilisent qu'une unité de mesure : le million, rarement exprimé au singulier. Selon les estimations, Calvin Klein en produirait 1,5 million par an; Guess, entre 4 et 9 millions, dont 400'000 estampillées Swiss Made. Les réseaux de distribution, piliers stratégiques au centre de toutes les convoitises, sont à la hauteur de ces chiffres. Si Lacoste revendique globalement plus de 3100 points de vente dans 114 pays, Guess en annonce quelque 5000 sur les cinq continents, pour 2,1 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2009.

 


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Davidoff – ici le Chronographe Second Fuseau Horaire 24 heures de la ligne
Very Zino – a présenté ses premières collections de montres à Bâle en 2008 © DR Bilan



Pour Ronnie Bernheim, l'explication de cet engouement est simple: «Quelle que soit la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent, les gens adorent les marques. Parce que chacune d'entre elles est une promesse, que ce soit concernant l'image qu'elle véhicule, l'exclusivité qu'elle propose, la qualité ou le prix. Cet aspect est très rassurant pour le consommateur, et pas seulement dans le domaine du luxe!» Avec son frère André, Ronnie Bernheim dirige les groupes Mondaine Watch et Marlox. Les deux hommes figurent parmi les plus grands acteurs au monde de la montre de mode, de design et de sport. La nouvelle usine de Mondaine Watch – avec une capacité de 1 million de montres par an – accueille près de Soleure la production des montres Mondaine, M-Watch, Luminox (détenues à 50% par les frères Bernheim) et de marques sous licence telle que la ligne Swiss Made de Joop!, Esprit Collection, Pierre Cardin, ainsi que la fabrication de montres d'entreprises tierces. Depuis 2009 cependant, Ronnie et André Bernheim ont également un pied en Asie après le rachat, avec des partenaires, des actifs du groupe germano-hongkongais Egana Goldpfeil, en faillite. Dans le lot, les licences internationales d'Esprit (montres et bijoux), Joop! (montres et bijoux), Puma (montres) et Pierre Cardin (montres et bijoux). Des millions de pièces par année sortent des deux unités chinoises de production. Avec le personnel des succursales de distribution au niveau mondial, le nombre d'employés atteint 2000 personnes. 

  

INFLUENCE DANS LA MODE

«Le business de la licence n'est pas facile, mais fascinant, poursuit Ronnie Bernheim. Nous sommes un pont entre les marchés et le propriétaire de la marque, qui tient à son ADN mais ne connait souvent pas grand chose aux montres ni aux bijoux. Avec deux bases de productions – l'une en Suisse l'autre en Asie – ainsi qu'une plate-forme de distribution 80 pays, nous pouvons prendre toutes décisions, du choix du modèles à celui différents marchés, en passant par campagne de communication. Avec cette stratégie, nous ne lançons pas moins de 2000 nouveaux modèles de montres, et de bijoux, chaque année!»

Ce pan non-conventionnel de l'industrie horlogère, souvent ignoré bien qu'énorme en termes de volumes, influence-t-il le secteur de l'horlogerie traditionnelle? Personne ne l'avouera. Pour Ronnie Bernheim cependant, l'influence est là: "Les marques traditionnelles se rapprochent beaucoup plus de la mode qu'auparavant, dit-il. Certaines pièces iconiques osent désormais les couleurs et les matières fashion.» A l'image par exemple d'Audemars Piguet qui ne manque pas d'audace pour décliner ses Royal Oak Offshore Grand Prix.  



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