Pénurie à venir de personnel qualifié

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Les investissements se multiplient dans l'industrie horlogère, suivant en cela l'expansion des exportations. Autant de perspectives réjouissantes pour l'emploi. Mais la formation de personnel qualifié est insuffisante.
Le Matin Dimanche

Ivan Radja


1. Vitalité de la branche

Ils poussent comme des champignons. De Genève à Bienne,ce ne sont que chantiers pour de nouveaux bâtiments, des extensions, des agrandissements, ateliers, manufactures. La branche horlogère est en plein boom:en 2010, la valeur des exportations se montait à 15,1 milliards de francs. En 2011, elle est déjà à 15,3 milliards après dix mois, avec 1,9 milliard pour le seul mois d'octobre, soit 18,6%de plus que le niveau d'octobre 2010 selon les chiffres de la Fédération horlogère. Et la machine de production doit suivre la cadence, dans un secteur qui compte quelque 42 000 employés en Suisse, dont près de 30'000 pour l'arc jurassien (sans compter Genève), indique l'Observatoire statistique transfrontalier de l'arc jurassien (OSTAJ). A cela s'ajoute la décision du Swatch Group de ne plus livrer de mouvements et de composants qu'au compte-gouttes à toutes les marques tierces dès 2012. Conséquence, il devient vital pour chaque marque d'intégrer au maximum le savoir- faire, de créer ses propres mouvements et lignes de production.Emploi_331484_0

2. Investissements et ébauches

A Chevenez (JU), TAG Heuer s'apprête à investir 25 à 30 millions de francs pour la construction d'une nouvelle usine qui viendra compléter la fabrication de mouvements opérée à Cornol (JU). Le site devrait être opérationnel à l'automne 2013 et permettre de doubler la production de montres de 50'000 à 100'000 par an. Pour se faire, la marque compte embaucher 150 collaborateurs. A Villeret (BE),dans levallon de Saint-Imier, Swatch Group va bâtir une nouvelle usine ETA (fabrication de mouvements), avec 200 emplois à la clef. Un projet qui s'ajoute à la construction d'une autre usine ETA à Boncourt (JU), et de l'extension d'une troisième au Tessin, sans parler de l'agrandissement d'Omega et du nouveau siège de Swatch SA à Bienne. Enveloppe totale pour Swatch Group, entre 200 et 250 millions de francs. Dont 66 millions pour le doublement de la manufacture Breguet à l'Orient (vallée de Joux) qui pourrait à terme générer quelque 300 emplois supplémentaires, afin de dépasser les 30'000 pièces par an. En début d'année, Nick Hayek comptait créer entre 1'000 et 1'500 emplois rien que pour l'année 2011. A Buttes (Val-de-Travers, NE), Val Fleurier, fournisseur de mouvements du groupe Richemont, vient d'annoncer la construction d'un quatrième site, pour 100 millions,avec la perspective de 500 nouveaux emplois. A La Chaux-de- Fonds, Sellita, autre pourvoyeur de mouvements, bâtit une deuxième usine qui nécessitera une centaine de collaborateurs supplémentaires, et la marque Zenith créera 170 postes de travail après la rénovation totale de ses locaux pour laquelle elle a déboursé 20 millions. Ajoutons les investissements de Hublot à Nyon (VD) et ceux,que l'on dit colossaux, de Rolex à Bienne, et l'on aura une bonne idée de la puissance d'innovation et de développement d'un secteur qui s'est remarquablement redressé après la crise.

3. Écoles limitées

Sur le front de l'emploi, la nouvelle est réjouissante. C'est par milliers que les marques ont embauché en 2011, la tendance se poursuit à moyen terme. Des horlogers praticiens, des horlogers rhabilleurs, présents dans le réglage, le contrôle du montage, le service après-vente, qui prend de plus en plus d'importance avec la verticalisation des entreprises qui tendent à maîtriser toute la chaîne, du plus petit mouvement jusqu'à la vitrine des boutiques en Extrême-Orient. Et les micromécaniciens, qui usinent les composants et fabriquent les mouvements. «Les horlogers en aval et les micromécaniciens en amont, ces deux professions sont appelées à connaître un essor significatif», estime Lucien Bachelard, directeur de l'Ecole technique de la vallée de Joux. Malheureusement, les établissements de l'arc horloger ne sont pas facilement extensibles,et l'apprentissage reste confidentiel au regard des possibilités et des gains de l'horlogerie. Pour Jean-Pierre Brügger, directeur général du CIFOM (qui chapeaute l'Ecole technique du Locle), «l'industrialisation de la branche demandera davantage d'horlogers et de micromécaniciens. Mais il faut un partenariat plus poussé entre les écoles et les entreprises afin de promouvoir davantage l'apprentissage en mode dual.» Directeur de l'Ecole des métiers techniques de Porrentruy, Jean Theurillat souligne que les classes sont limitées en nombre: «On ne peut pas rajouter une classe d'un claquement de doigts.Ce n'est pas qu'une chaise et un crayon, nous avons besoin de machines, et cela coûte cher. C'est dommage d'ailleurs, car un jeune horloger ou micromécanicien est sûr de trouver un emploi. Lors de la rentrée d'août, nous avons accueilli 90 nouveaux élèves, c'est le maximum.» Son homologue de l'Ecole d'horlogerie de Genève, Pierre Amstutz, constate pour sa part qu'il y a «en moyenne trois demandes pour une place disponible». L'horlogerie attire davantage que la micromécanique qui souffre d'une mauvaise image: «Les jeunes, et leurs parents aussi, pensent cambouis», constate Jean Theurillat. Or aujourd'hui, les ateliers d'ébauches utilisent de plus en plus de programmation par ordinateur, et l'outillage des pièces n'est guère salissant. Secrétaire général de la Convention patronale de l'industrie horlogère (CPIH), François Matile relativise: «Il n'y a pas assez de personnel qualifié, mais il n'y a pas pénurie. Il faut savoir que, sur les 42'000 emplois que compte la branche, les horlogers qualifiés représentent entre 5 et 8% de l'effectif total, soit de 2'000 à 3'000 personnes. De plus, les apprentissages ont augmenté de 50% entre 2005 et 2010 et le personnel qualifié progresse de 2% par année. C'est pourquoi j'accueille ces annonces d'embauche avec sérénité.»Emploi_331484_1

4. Personnel insuffisant

La sérénité n'est pas partagée par tous. Miguel Garcia, directeur de Sellita, constate qu'il est «difficile» d'engager des micromécaniciens, et «très difficile de trouver des horlogers ». Dans le tableau ci-contre, non exhaustif mais représentatif, les demandes d'emplois annoncées avoisinent les 3000, quand les quatre écoles principales mettent sur le marché moins de cent horlogers et micromécaniciens par année. Certes, les postes recouvrent aussi d'autres métiers, ingénieurs, bijoutiers, personnel administratif, marketing, mais le fait est là: la formation aura de la peine à suivre. Depuis quatre ans, une ordonnance fédérale introduisant l'AFP (Attestation fédérale de formation professionnelle), qui dure deux ans, permet de former des opérateurs pour les sites d'assemblage. «Ils sont précieux car ils remplissent des activités d'opérateurs, semi qualifiés, note Lucien Bachelard. Nous avons initié ce projet avec la CPIH, en tant qu'école pilote.» Patron de Corum, Antonio Calce reconnaît que «la formation est un problème. Il devient très dur de trouver des gens.» Il a engagé 15 personnes cette année et projette d'en embaucher une douzaine l'an prochain, en attendant de donner le feu vert à son nouveau site de production, suspendu pour l'instant. Pour Tangi Baslé, directeur des opérations chez TAG Heuer, «il est devenu presque impossible d'engager de la main-d'oeuvre à La Chaux-de-Fonds. Il n'y a plus assez de personnel qualifié. Nous faisons beaucoup de formation à l'interne, avec des personnes qui veulent se reconvertir.»

5. La question des frontaliers


Selon Jean-Pierre Brügger, le problème vient du fait «que tout le poids de la formation, depuis 150 ans, a été transféré aux seules écoles, c'est-à-dire aux pouvoirs publics. L'apprentissage est encore sous-exploité.» Et les frontaliers s'engouffrent dans la brèche: de 2005 à 2008, pour Berne, Vaud, Neuchâtel et Jura, leur effectif a augmenté de 60,1%, atteignant 37,2% de la main-d'oeuvre dans cette zone frontalière, avec 8922 employés à la fin de 2008 (chiffres de l'OSTAJ). La question, brûlante, était vendredi au coeur de la réunion de laConférence transjurassienne qui s'est tenue à La Chauxde- Fonds sur le thème «Quels enjeux pour la formation transfrontalière» (JU,NE,BE,VD). Secrétaire générale de arcjurassien.ch, Mireille Gasser souligne la nécessité d'analyser les raisons de ce flux: «La Suisse ne forme pas assez, les salaires sont meilleurs qu'en France, la reconnaissance des diplômes avance à petits pas, mais il est clair qu'il faut quitter le climat de concurrence et jouer la complémentarité. Par exemple, en proposant des cours théoriques dans les écoles suisses, et la pratique dans les entreprises françaises. Ce sont des pistes à analyser.»

Automatisation - Robots au coeur de Tissot

L'industrialisation de la branche n'est pas un vain mot: en témoigne le nouveau centre de logistique de Tissot (Le Locle). Un peu moins de 20 millions de francs pour 400 m2 sur 16 mètres de haut. Capable de stocker 12 millions de montres et composants, il fonctionne grâce à 5 robots automatisés qui distribuent les pièces commandées le long de la chaîne demontage. Objectif: passer de 4 à 6 millions de montres par an. Une cadence élevée qui va créer de nouveaux emplois sur les sites d'assemblage. Une logistique entièrement automatisée. DR