Interview d'Arnaud Carrez

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Interview with Arnaud Carrez - Cartier
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Le directeur marketing de Cartier explique le recentrage féminin de la marque, le lancement de la Panthère et esquisse l'avenir des montres masculines.

Cartier relance la Panthère, à l'identique, comme en 1983. Pourquoi à l'identique ?
Parce qu’elle est très bien comme ça. On s'est bien sûr posé la question au moment de relancer la montre. On s'est dit, cette montre n'a pas bougé depuis 1983, sauf à la célébration du centenaire de Santos avec la Santos Demoiselle. Elle nous va bien, elle est juste. Il y a plein d'autres collections qu'on a fait évoluer, juste pas la Panthère. Ce n'est pas tant l'objet qu'on va faire évoluer que la manière dont on va s'adresser aux gens, la communication. C'est un objet qu'on va travailler autour de la transmission. On est en train de mettre en place un concept absolument innovant de communication, à la demande de M. Vigneron (NDLR : CEO de Cartier). Il ne faut pas oublier aussi qu'on la regarde à travers notre prisme européen. Il y a des marchés sur lesquels la montre est une nouveauté. La Chine ne connaît pas cette montre-là ! C'est très intéressant, on se retrouve avec l'Europe, les Etats-Unis et le Japon qui connaissent la montre. Elle est dans l’imaginaire collectif, celui des détaillants qui ont connu la montre à l’époque. La presse lifestyle la reçoit très bien.

En dix ans, Cartier est passé du statut d'une marque de montres bijoux à celui de vraie marque horlogère généraliste, avec les écarts les plus élevés de toute l’industrie entre son prix le plus bas et le plus élevé. N'avez-vous pas étiré la marque au-delà du raisonnable ?
C'est très bien qu'on en parle. Je pense, et ce n'est pas que moi, qu'on a été trop loin. On a étiré la marque. Toute l'industrie horlogère et Cartier ont vécu avec l'intuition que tout était possible, qu'on pouvait attaquer tous les segments de prix, toutes les catégories et ce indépendamment de l'essence de chaque marque. On en a conscience, on a fait notre état des lieux de ces dix dernières années. C'est vrai qu'on a mis beaucoup le masculin à l'honneur, avec la haute horlogerie, la montre de sport. Il y a un recentrage sur ce qu'on est réellement, sur les fondamentaux de la maison. On est un joaillier en point de départ, on est venu à horlogerie après. C’est ça qui définit notre identité horlogère. On est une maison féminine et on l'assume. Les femmes sont notre première priorité. C'est un vrai changement. On se focalise en premier lieu sur les femmes parce que c’est ça, Cartier. Et les hommes, on va leur parler en tant que maison féminine qui fait de l’horlogerie masculine. La masculinité Cartier n'est pas celle d’autres maisons horlogères. On n'ira pas sur certains territoires, qui ne sont pas Cartier.

Interview d'Arnaud Carrez

Comme quoi? Le design musclé? Plein de testostérone ?
Oui. Je vous donne un exemple: la Calibre Diver. Je la porte, je l'adore et je l'ai vendue en filiale (NDLR : Arnaud Carrez a eu la responsabilité du marché suisse, puis de Hong Kong). Mais quand on donne des directives de shooting où on voit la montre portée avec un smoking, on se fait des noeuds au cerveau. Il faut assumer que c'est une montre de sport. Sinon on se retrouve dans des territoires d'expression qui ne sont pas les montres. Ce que j'aime avec Panthère, c'est que c’est une montre bijou. Si vous regardez la mise en scène de cette montre depuis l’ouverture du salon, cette histoire se retrouve en résonance parfaite avec ce qu'on raconte en joaillerie.

Vous avez parlé de recentrage, que voulez-vous dire exactement?
Ce n'est pas un recentrage défensif. Recentrage ne veut pas dire qu'on se referme sur nous-mêmes, qu'on va reprendre tous les modèles existants. On va continuer à aller de l’avant. On a toujours créé de nouvelles formes et on va s’atteler à continuer. On va essayer de continuer à vous surprendre.

Vous parlez de surprise. C'est pour ça qu'on venait aux présentations d'horlogerie Cartier : en se demandant « qu'est-ce qu'ils ont inventé cette fois-ci ? » Et cette année, la surprise n'est pas là...
La Panthère n'est pas le genre de surprise que vous attendez, mais c'est une surprise! Depuis lundi, la plupart des journalistes me disent « je m’attendais à tout sauf à ça ». Et on ne vous montre pas tout, on n'a pas sorti la grosse artillerie. Cette montre doit devenir l'icône d'une nouvelle génération. Ca ne va pas se faire naturellement, le sujet va monter en puissance. Ce lancement va prendre le contre-pied de tout ce qui se fait sur le marché horloger.

Vous allez faire intervenir Brigitte Nielsen et la première Madame Trump ?
(Rires) Non, il n'y a pas de nostalgie. On ne va pas utiliser des photos des lancements des années 80. On a toujours été pionniers. La Panthère va incarner beaucoup de valeurs qui nous sont importantes.

Que comptez-vous faire sur le segment des montres masculines à petite et moyenne complication, qui est très important ?
Ce segment est un très bon exemple. Ce qui nous a beaucoup été reproché quand on lançait de très nombreuses références, c'est que ces produits étaient noyés dans le discours de la maison, comme le gros lancement de Calibre. Le sujet des petites complications est génial pour nous, mais il est passé à la trappe. On n'a pas su capitaliser sur cette offre, très juste, aux prix pertinents. Il y a eu trop de lancements silencieux. On posait les montres dans les vitrines, sans les soutenir. Quand on n'est pas la marque la plus attendue par les hommes, ça ne marche pas. On va en tirer des enseignements et revenir avec d'autres choses. Il faut replacer ça dans une réflexion plus large de la maison. Faire des montres classiques, oui, des complications au service du design, oui. Pas l’inverse. Pas 25 complications sur une montre ronde... Mais il y aura d'autres histoires pour les hommes.

Quelques marques ont sérieusement simplifié leurs gammes. Avez-vous prévu de le faire ?
Bien sûr. Je ne peux pas vous donner un nombre auquel on veut arriver. Mais on est en train de le faire. Il y a des variantes de taille, de cadran, de sertissage... on est sur le sujet depuis un certain temps. On a cent références sur Ballon Bleu. On n'a pas besoin d'autant. Tank est le meilleur exemple. On a démultiplié le nombre d'histoires. Quand on reviendra en seconde partie d'année sur le centenaire de Tank, vous verrez, ce sera très simple.

Interview d'Arnaud Carrez

La taille de votre réseau de distribution évolue-t-elle ?
Oui. Il se consolide. Le sens de l’histoire, ce n’est pas d'ouvrir. Y compris nos boutiques. On est en dessous de la barre des 300 boutiques. Je vous donne un exemple concert. En Australie, on est en train d'ouvrir en ce moment, on rénove, parce que c'est là qu'il faut se renforcer pour rencontrer la clientèle chinoise. En Europe, on a fermé beaucoup de petites boutiques, mais on se renforce au Moyen-Orient, alors qu'on est parmi les premiers à avoir ouvert une filiale là-bas. On a rouvert la Mansion (NDLR : la boutique de 5th Avenue à New York) après trois ans de travaux, c’est la plus grande boutique Cartier au monde.


Le marché américain ne semble pas se redresser alors que la situation économique s'y est vraiment amélioré. Pourquoi ce marché n'a-t-il pas ré-embrayé?
Je pense que c’est un marché très compliqué. On a eu tendance à le voir dans la continuité des marchés européens. Mais la perception du luxe américaine et très différente de la nôtre. On a eu tendance à y appliquer des recettes formatées alors que les règles du jeu y sont plus compliquées qu'elles en ont l'air. Par exemple, ils ont une vision très pragmatique, très locale du luxe, des comportements d'achat loin des nôtres. Le sujet du digital par exemple, est un sujet pas très bien abordé par l'industrie. Il y a un travail collaboratif à faire avec les US. La bonne nouvelle, c'est que ce sont les détaillants et la presse américains qui ont demandé la montre Panthère. On a une collection en résonance parfaite avec leurs souhaits.

Vous évoluez sur le sujet du digital ? Vous ouvrez la vente en ligne à des pure players du e-commerce, comme Yoox, Net à Porter ?
On n'a pas l'obsession d’être les premiers. Quand on le fait, il faut que ce soit correctement fait. On ne peut pas venir sur un pure player qui ne connaît pas notre environnement, notre culture. 

Pourtant de grandes marques de luxe, à l'image très forte, vendent sur ces sites alors qu'ils ne sont pas en mesure d'y placer leur environnement. Pourquoi l'horlogerie est-elle le seul segment de l'univers du luxe qui refuse d'y aller?
C'est de moins en moins vrai. L'horlogerie à toujours raisonné : mes boutiques, mon réseau retail, un peu de e-commerce sur le site de la marque. Le business model était celui-là, mais c'est en train de bouger. L’horlogerie ne peut plus vivre dans sa bulle. Quand on connaît des croissance à deux chiffres, on repose moins la question d'ouvrir ce type de canaux. On a lancé notre premier site de e-commerce en 2008, en commençant par le Japon, puis les Etats-Unis, et l'Europe. Et on sait que la vente en ligne ne se résume pas à ça, qu'il y a d'autres façons de le faire.


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