Une des plus grandes émailleuses

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Un métier à risque: une seconde de trop dans le four et un mois de travail peut être gâché

Elle est l'une des émailleuses les plus douées de notre temps et pratique son métier dans les paysages sereins de la campagne vaudoise. Un lieu apaisant pour un métier à risque: une seconde de trop dans le four et un mois de travail peut être gâché. La matière est ingrate mais le résultat est sublime. Rencontre en son atelier.

Depuis la fenêtre de l'atelier d'Anita Porchet, on aperçoit deux vieux arbres qui poussent un peu à l'horizontale. Leurs branches dénudées ressemblent aux bras de Shiva, le seigneur du sommeil. La nature est justement assoupie en ce mois de janvier. Ces deux arbres gracieux encadrent une ancienne maison de maître qui tient à merveille le rôle de point de fuite dans un paysage vaudois qu'on dirait peint à l'huile. L'émailleuse est amoureuse de cette vue dont elle fixe la fugitive beauté sur des photographies: la lumière acide d'un matin de février, une brume de mars, le jaune du colza de juillet, le camaïeu blanc-gris lorsque le ciel nuageux vient épouser la neige… Chez Anita Porchet, le temps s'écoule ainsi, par la fenêtre. Il possède des couleurs, des formes, du flou ou du net. On ne le remarque pas tout de suite, ce fil qui relie l'extérieur et le paysage intérieur de l'artisane, comme elle aime se définir. Le hasard n'est pas le seul maître du destin de cette émailleuse, l'une des plus douées de notre temps, qui compte comme clients l'aristocratie de l'horlogerie, de Patek Philippe à Vacheron Constantin en passant par Piaget ou Jaquet Droz, pour ne citer qu'eux.

Pourrait-elle peindre ces merveilleux paysages du mont Fuji, que l'on aperçoit sur un cadran en devenir, si Anita Porchet vivait en ville? Si le rythme de sa vie était scandé par les bruits urbains et les flux incessants? Si elle avait des toits, au mieux, pour horizon?

On veut croire que les champs changeants, qui passent du blanc au vert puis au jaune, sont pour quelque chose dans l'art qu'elle a de manier la couleur. Cela, et tous ces bocaux rescapés d'une époque où émailleur était un métier d'avenir. Des centaines de bocaux remplis de morceaux de verre colorés à l'aide d'oxydes métalliques, translucides comme des sucres d'orge ou opaques comme de la mosaïque, qu'elle va broyer dans son mortier jusqu'à ce qu'ils deviennent fins comme du sable. Jusqu'à ce que le crissement passe de l'aigu au grave. «Plus on affine et plus le son descend. Je reconnais le bon moment de la mouture à l'oreille», dit-elle.

Cette poudre de verre coloré, c'est l'émail. Mélangée à des huiles et à des essences, elle formera une matière à peindre, comme la peinture à l'huile, utilisée pour les miniatures. Quant aux émaux translucides, qui se travaillent à l'eau, ils offriront la transparence de l'aquarelle, ou celle des vitraux des cathédrales.

Elle a hérité bon nombre de ces couleurs de son parrain, l'homme qui l'a initiée: Pierre Schneeberger. Elle regrette de ne plus pouvoir trouver la variété de teintes dont elle a besoin. «J'utilise une trentaine de bleus différents pour travailler, dit-elle. Or, dans les gammes actuelles, ils se comptent sur les doigts d'une main.» Sur ses étagères, on découvre l'infinie variété de la couleur des cieux: bleu Memphis, bleu étendard, bleu Atlanta, bleu Alexandra, bleu myosotis, bleu libellule… Evidemment, on partage son désarroi: le monde serait trop triste sans un myosotis ou une libellule… Il existe bien des fabriques en Grande-Bretagne qui ont un choix plus vaste, mais elles vendent leurs couleurs par lots de 5 kg. «Et moi, 100 g me suffisent!», s'exclame-t-elle.

Sur son établi, cadeau de son père pour ses 20 ans, il y a cette pivoine, une série limitée pour la maison Piaget; ce cadran qui attend ses paillons d'or, préparé spécialement pour Jaquet Droz, l'une des dernières maisons à faire encore des montres paillonnées; quelques paysages; des portraits; des travaux personnels; le visage de sa fille… A portée de main, ses outils: grattoir, compas à mesurer l'épaisseur des plaques, pointe sèche, burin, pinceaux… Dans un coin, le dessin d'un projet destiné à orner une montre de poche sublime que le commanditaire, propriétaire d'une maison horlogère, gardera jalousement pour lui. Et, enfin, ses précieuses poudres qui reposent dans de petites fioles, étiquetées et marquées d'une écriture à l'ancienne: «violet d'or riche», «pourpre foncé très beau»… Même le thé qu'elle boit tout au long du jour est rouge ou vert.

Son travail est tout en patience et en tension. «Il arrive que l'émail soit rétif, que les couleurs se rétractent, qu'elles changent à la chaleur. Mais aujourd'hui je sais mieux réparer qu'hier, dit-elle. Il faut avoir un certain caractère pour accepter qu'après 15 feux successifs, tout le travail soit abîmé!» Avec une miniature, quelques secondes de trop dans le feu et tout est perdu.

Ce n'est pas compatible avec les exigences de certaines maisons qui ne comprennent pas l'unicité du travail à la main. Ou le côté aléatoire du résultat: «Certains me demandent si je peux leur reproduire des couleurs tirées d'échantillons de couleur Pantone! Comment voulez-vous que je leur explique, à ces gens, que les couleurs changent selon le feu et selon la surface sur laquelle on les applique? Un turquoise sur une base argent donnera du bleu tandis que cela tournera au vert sur de l'or!» Elle préfère en rire… Il faut une certaine culture pour comprendre son métier, et de l'humilité. «Les émaux, c'est l'épreuve du feu!, dit-elle. Aujourd'hui, tout est grand et tout va vite. Moi, je vis dans le lent et dans le tout petit.» Allez faire comprendre cela à quelqu'un qui a des impératifs de production… «Avec ma technique, il m'est impossible de faire autant de pièces que les maisons le veulent, dans le temps imparti. Je peux peindre une pivoine en un mois mais, au bout de la cinquième, répéter encore chaque pétale, chaque pli, je ne peux plus. J'ai besoin de passer à autre chose. Chez Piaget, ils l'ont très bien compris. Je peux leur faire cinq fleurs maximum? Eh bien, ils feront une édition limitée à cinq pièces. Une vraie miniature devrait être une pièce unique. L'émailleuse attitrée de Patek Philippe, par exemple, peut passer une année sur un objet. On lui laisse le temps de rechercher la perfection.»

Anita Porchet a reçu des offres pour intégrer l'équipe de telle ou telle maison, mais elle préfère garder son indépendance et travailler au rythme de sa campagne. Elle sait que les grands groupes veulent du rendement et qu'un jour, peut-être, elle n'aura plus de commandes parce que son art demande du temps. «Je redeviendrai professeur de dessin et voilà tout, dit-elle. Je ne veux pas aliéner ma liberté.»

Son art, elle a commencé à l'apprendre à l'âge de 12 ans, chez son parrain. «Tous les mercredis après-midi et toutes mes vacances, je les passais dans son atelier. Au début, je ne faisais que nettoyer sa place de travail et l'observer. Puis j'ai appris à préparer une couleur, à mettre une couche de fond… Ce fut un processus d'apprentissage très long», confie-t-elle. Elle finançait ses études aux Beaux-Arts en faisant des émaux le soir.

Elle travaille en musique. A notre arrivée, c'était du Pergolèse. «Mais parfois j'ai besoin de la musique du silence.» Ce qu'elle aime, par-dessus tout, c'est lorsqu'on lui demande de réaliser l'impossible. Et pouvoir exprimer une vision contemporaine de son métier, inventer des effets, des mélanges… Ainsi, elle a joué avec plusieurs techniques pour peindre le cadran représentant le mont Fuji d'une montre Louis Vuitton: la miniature, l'émail à l'eau, le champlevé, les paillons pour la neige et jusqu'au plique à jours, sorte de vitrail sous lequel passe une lumière. «Cette maison peut se permettre de telles folies: elle n'a pas de passé horloger.»

«Quand l'horlogerie a commencé à s'intéresser à l'émail – au XVIIe siècle – toute la technique avait déjà été inventée depuis des millénaires avant Jésus-Christ. On ne peut pas passer son temps à essayer de copier le passé. De toutes les façons, on n'y arrive pas: certaines techniques ont disparu, ou ne sont plus réalisables.» Et autrefois le temps n'avait pas la même valeur qu'aujourd'hui: «Passer un mois de plus ou de moins sur une pièce, cela n'avait aucune importance. Il nous faut réinventer ce métier et le faire vivre dans son temps», dit-elle.

Mais pas n'importe comment. Anita Porchet est en croisade contre ce qu'on appelle les «émaux à froid» et qui ne sont en fait que des vernis synthétiques. «En Suisse, le mot «émail» n'est pas protégé. Il arrive donc que des maisons fassent un fâcheux raccourci et baptisent «émaux» ces vernis qui n'ont pas passé l'épreuve du feu! Ils n'ont pas une durée de vie aussi longue!, explique-t-elle. Pour préserver cet art, il faut préserver la qualité.»

En parlant préservation, qu'en est-il de la passation de son savoir? Anita Porchet n'est pas pressée. Ses enfants ont déjà appris à manier les couleurs. De là à savoir s'ils en feront leur métier…



Les paillons, une technique en voie de disparition?

Le métier d'émailleur comporte plusieurs facettes. La plus connue, la plus difficile aussi, est bien sûr la miniature (lire ci-contre). Mais Anita Porchet pratique d'autres techniques moins connues, comme le paillonné. «Technique rare, car la matière première manque.» Anita Porchet vit de ses stocks de paillons anciens, qui sont limités. En effet, plus personne ne fabrique ces petites paillettes en forme de fleurs, de motifs décoratifs découpés dans de la feuille d'or qui, posées sur un émail de couleur, forment une tapisserie précieuse.

Avec le paillon, on est à la fois dans l'infime et dans l'immense. L'émailleuse saisit un motif à la pointe d'un pinceau humide pour le poser délicatement sur la plaque émaillée. Un geste qu'elle reproduit des centaines de fois, dans un ordre qui nous échappe mais dont le résultat est merveilleux d'équilibre et de symétrie. La pièce passera ensuite à la cuisson, recouverte de fondant – un émail transparent – pour lui donner un effet de miroir poli. Ultime raffinement: Anita Porchet dépose une goutte d'émail de couleur au cœur des motifs. Le résultat est d'une telle délicatesse…

 

Le Temps / Isabelle Cerboneschi / www.letemps.ch